Connaître l’étranger
Jean RODHAIN, "Connaître l’étranger", Aujourd’hui la Bible, 20 juin 1971.
Connaître l’étranger
JEAN RODHAIN
Prêtre, président de Caritas Internationalis
Depuis les hauteurs de Bethléem, là où s’étendent au soleil des champs d’orge dorés comme au temps des moissons de Booz, on aperçoit à l’orient, au-delà de la sombre fosse de la mer Morte, la ligne dentelée des mont de Moab, pays de Ruth, la Moabite. Celle que les gens de Bethléem appelaient l’étrangère.
Car pour l’homme du pays de Juda, Moab, c’est loin. C’est l’étranger.
En effet, pour aller de Bethléem jusqu’au pays de Moab, la route est longue : un bon cavalier met au moins 15 heures.
Quinze heures, c’est exactement le temps pour aller, en 1971, d’Orly au Pakistan oriental.
« Aujourd’hui la Bible », dans son numéro 32, consacre deux pages (pp. 30-31) à ce pays étranger récemment frappé par une catastrophe « biblique ». Et certains - sans comprendre quelle est cette mystérieuse trompette qui vient de sonner là-bas un avertissement pour nous tous - certains célèbrent cette rapidité actuelle de l’information qui, en quelques heures, a placé sur nos écrans de télévision l’image insupportable de ces multitudes de noyés au fil de l’eau. Ils disent que ces techniques modernes nous font connaître enfin l’étranger.
Or, je suis sceptique sur cette « connaissance ».
Je reviens de ce Pakistan que je croyais connaître par la télévision. Et j’avoue publiquement que je commence seulement à découvrir ce peuple bengali, sa mentalité, sa ténacité, sa finesse, et ses incroyables malheurs.
C’est de 1947 que date la création de l’état du Pakistan et la fixation de ses frontières de part et d’autre de l’Inde (Loi d’indépendance du 18.7.1947).
Liberté fut laissée aux habitants de rejoindre l’État de leur choix. Il y eut donc en même temps deux exodes. Ceux qui résidaient en Inde et qui préféraient rejoindre le nouvel État. Ceux qui se trouvaient sur les terres du nouvel État et qui tenaient à revenir en Inde.
Ceci pour des raisons politiques, ethniques et surtout religieuses.
Cet exode provoqua la migration de plus de dix-sept millions de personnes.
(Chiffres officiel : rapport du B.I.T. 1960, pages 123 à 136).
Cet immense exode ne se réalisa pas comme en Europe. Il s’effectua dans des conditions dramatiques. On estime qu’il provoqua la mort de plus de trois millions de personnes (certains estiment plus de cinq millions ... ). Plus que ce cyclone dont tout le monde a parlé.
Est-ce que nous nous en sommes rendu compte ? Dans notre rue, dans notre propre famille chrétienne, il y a combien de personnes qui sont au courant de ce chiffre terrible ?
Non, nous ne connaissons pas l’étranger. Trop de voyages nous limitent à l’aérodrome, à l’hôtel touristique, aux souks pittoresques. Il faut avoir cheminé longtemps avec le berger dans ses pâturages, il faut avoir partagé sans discours le travail de l’artisan du village pour découvrir peu à peu la vie, les mœurs - et donc la distance - de tant de peuples étrangers.
De Ruth la Moabite, Booz eut un fils Obed qui engendra Jessé, père du roi David. Et l’évangéliste saint Matthieu proclamant la généalogie du Christ Sauveur (Mt 1. 5), rappelle cette place de Ruth l’étrangère.
Comme si nous avions besoin de mieux comprendre que l’arbre de Jessé et la race de David avaient besoin de ce rameau significatif - une étrangère, à la veille de l’incarnation.
Connaître la place de l’étranger dans les structures de nos mystères chrétiens.