Statistique
Jean RODHAIN, "Statistique", Messages de l’aumônerie générale, n° 1, 25 février 1945, p. 1.
Il semblait qu’on les oubliait. Dans chaque rue, à part la mère et la fiancée de l’Absent, qui donc semblait penser encore à eux ?
Et voici qu’aujourd’hui on ne peut plus faire un pas sans que le coiffeur, ou la dactylo, ou l’inconnu vous interroge : "Écrivent-ils encore ? Sont-ils déplacés ? Quelle est leur misère ?"
Le pays tout entier, ce pays au cœur inépuisable, calcule pour eux sans arrêt : il additionne le nombre des messages restés sans réponse. Il compte les files de travailleurs déportés sur les routes de Silésie. Il pèse le poids de tous ces paquets qui manquent tragiquement au menu des oflags.
A ces statistiques anxieuses, voici bien le lieu d’en ajouter une autre :
Dans les camps et dans les lags, depuis mille sept cents matins, trois mille prêtres du Christ ont célébré le Saint-Sacrifice. Cette Église captive a ainsi élevé vers le ciel le Corps et le Sang du Sauveur plus de cinq millions de fois.
Un total de 5.000.000 de messes...
Comptez aussi, n’est-ce pas, ces prêtres déportés - sans messe depuis mille sept cents matins - mais qui murmurent par cœur les bribes de leur liturgie, tandis que dans leur costume de bagnard, ils célèbrent l’Offertoire tragique de Weimar-Buckenwald ou de Neuengamme.
Ajoutez au bilan les mains jointes de nos frères des autres confessions.
Ajoutez la déportée de Ravensbruck qui chante sans arrêt pour donner du courage à tout son wagon ; la petite domestique qui est partie volontairement pour ne pas abandonner les trois enfants de sa maîtresse et qui reste depuis trois ans déportée comme eux. Ajoutez le partage du pain, la mise en commun du colis et du chagrin, et ces mille gestes d’authentique charité chrétienne de chaque Kommando.
Et dès l’instant où vous croyez au Seigneur, mesurez de quel poids doit peser une telle supplication ? L’heure n’est-elle pas enfin venue d’en espérer voir éclater le fruit ?
Dans vos calculs au sujet de nos absents et de leur retour, n’oublions pas ce potentiel incalculable des grâces amassées par eux. C’est un motif d’espoir dans la brume de tous nos pronostics.
Vous cherchez ce qu’il faudra leur dire, vous prépariez pour eux des brochures et des explications.
Il faudra surtout que nous les écoutions. Ils ont beaucoup à nous apprendre, ces absents habitués à souffrir sans parler et à s’unir sans discours.
Jean RODHAIN