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Dignité et solidarité : enjeux éthiques mis en lumière par la crise de la pandémie dans les EHPAD : contribution du P. Grégoire Catta, titulaire de la chaire Jean Rodhain du Centre Sèvres

P. Grégoire Catta, titulaire de la chaire Jean Rodhain du Centre Sèvres

12 juin 2021
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Comme le souligne l’étymologie même du mot, toute crise invite à un travail de discernement. Parmi les principaux sens du mot krisis en grec on trouve en effet, l’action de distinguer, de séparer ou encore de choisir, de décider. Le pape François aime à répéter qu’on « ne peut pas sortir pareils d’une crise, ou bien l’on sort meilleurs, ou bien l’on sort pires »[1]. En considérant ce qui s’est vécu (ce qui continue de se vivre) dans les EHPADs en raison de la pandémie, nous sommes bien appelés à ce travail de discernement qui nous amène à poser des choix et à agir pour sortir meilleurs de la crise.

Ce discernement se fait en reconnaissant d’abord que si l’éruption du virus provoquant la Covid 19 est un événement exceptionnel, au sens où il est venu bousculer radicalement le fonctionnement habituel des EHPADs, ce qui s’est passé met aussi en lumière avec un effet fortement grossissant des enjeux déjà présents auparavant[2]. Ces enjeux portent sur une évolution de fond de la population dans un pays comme le nôtre. Les plus de 85 ans sont aujourd’hui 2 250 000 et ce nombre va continuer à augmenter car les personnes qui avaient 20 ans en 1965 atteindront cet âge en 2030. Le grand âge n’est sûrement pas une malédiction et on peut se réjouir de ce que les progrès de la médecine aient permis une augmentation significative de l’espérance de vie depuis plusieurs décennies mais cette évolution induit aussi le défi de l’accompagnement et de la prise en charge au niveau de la société toute entière de diverses formes de dépendances notamment pour les nombreuses personnes atteintes de maladies neurodégénératives. D’un point de vue économique, la prise en compte de ce défi se voit par exemple au travers de la création en août 2020, d’une nouvelle branche de la Sécurité Sociale consacrée à l’autonomie (la Caisse Nationale de Solidarité pour l'Autonomie)[3] dotée déjà d’un budget de 31,6 milliards d’euros. On estime que d’ici à 2060, le poids de la prise en charge de la dépendance des personnes âgées dans le PIB doublera pour atteindre près de 3% ce qui veut dire 50 à 60 milliards d’euros[4]. D’un point de vue social, l’enjeu peut se résumer de manière abrupte : il s’agit de lutter contre « la mort sociale » qui peut précéder de plusieurs années la mort « physique » quand des personnes se retrouvent privées de vie relationnelle du fait de leur état et de l’absence de mise en place de moyens suffisants pour les accompagner. Du point de vue de l’Église on pourrait aussi ajouter de manière symétrique des situations de « mort ecclésiale » quand l’impossibilité de se déplacer vient à couper les liens avec la communauté.

Je propose de revisiter deux principes de l’enseignement social de l’Église pour souligner, de manière nécessairement partielle et incomplète, des enjeux éthiques autour de ce qui se vit en EPHAD dans le cadre plus large de la mutation sociale que représente l’allongement de la vie et l’augmentation du nombre de personnes dans le grand âge.

Premier principe, le respect de la dignité inaliénable de toute personne humaine. La foi chrétienne fonde ce principe sur l’affirmation que tout être humain est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu (Gn 1, 27) et a vocation à devenir fils ou fille adoptive de Dieu par le Salut en Jésus Christ (Ep 1, 5). Très concrètement, le respect de la dignité humaine requiert de s’engager pour que soit reconnus et rendus effectifs les droits d’une personne, en particulier une personne âgée vivant en EPHAD, en tant qu’elle est une personne, indépendamment de son état physique ou mental. Sur ce plan, le récent rapport de la Défenseure des droits relatif aux droits fondamentaux des personnes âgées accueillies en EHPAD mérite notre attention[5]. Il pointe bien un certain nombre de dimensions de la vie des personnes où la crise sanitaire et les mesures de restrictions prises ont limité de manière problématique ces droits, notamment le droit à la liberté d’aller et venir, le droit au maintien des liens familiaux, mais aussi le droit au libre choix et au consentement éclairé, ou le droit à la santé. Cependant, à la lecture de ce rapport, une absence doit nous interpeller : il n’est nulle part étudié la mise en œuvre du droit à la pratique religieuse, droit pourtant mentionné dans la Charte des droits et libertés de la personne accueillie, qui fait partie du code de l’action sociale et des familles dont relève une bonne partie des EHPAD[6]. Ce droit a été foremement impacté par les restrictions sanitaires limitant drastiquement les possibilités pour les membres des différents cultes de poursuivre leur mission de soutien spirituel. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause le travail fait par la Défenseure des droits mais d’attirer l’attention sur une question fondamentale. Le respect de la dignité de toute personne humaine passe par la considération de la personne dans toutes ses dimensions y compris la dimension spirituelle et l’ouverture à la transcendance. Lorsque le pape Paul VI offre sa vision du développement humain intégral comme le développement de tout l’être humain et de tous les êtres humains[7] il décrit cela comme le passage de conditions moins humaines à des conditions plus humaines. Ce processus d’humanisation comprend certes la sortie de la misère matérielle, l’accès à la santé et à des conditions de vie digne mais aussi à l’éducation et à la culture et finalement l’ouverture à la transcendance et la possibilité d’accueillir le don de la foi et « l’unité dans la charité du Christ »[8]. Que toute personne même diminuée physiquement et mentalement puisse être accompagnée sur le plan de ses besoins spirituels et religieux est un droit qui demande, comme les autres droits, qu’on y engage des moyens, pas seulement au niveau juridique par l’inscription dans des textes réglementaires et des lois mais aussi sur le plan concret de l’organisation des structures, le soutien aux personnes engagées, la prise de conscience plus large des communautés de foi mais aussi de la société en général. La crise sanitaire a un effet de loupe sur une question qui était déjà présente auparavant et qui interpelle aussi bien les institutions et la société dans leurs manières d’envisager la prise en charge du grand-âge que l’Église et les communautés chrétiennes dans la prise de conscience de leur mission auprès des personnes très âgées.

Deuxième principe à convoquer, la solidarité. Saint Jean-Paul II présente la solidarité comme une « attitude morale et sociale » et comme une « vertu ». Ce n’est pas « un sentiment de compassion vague ou d'attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c'est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun, c'est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous »[9]. Dans la même logique, François, en parlant de la solidarité comme « vertu morale et attitude sociale », invite à cultiver « la conscience que nous avons d’être responsables de la fragilité des autres dans notre quête d’un destin commun »[10]. Cette responsabilité de « la fragilité des autres » trouve un lieu privilégié d’expression dans l’attention réservée par la société à la situation des EHPADs. Bien avant la pandémie différents mouvements sociaux avaient alerté sur la faiblesse des salaires mais aussi les sous-effectifs ou les manques de moyens de nombreux lieux. Plus généralement le malaise palpable reflétait un manque de considération pour les personnes travaillant dans ces lieux. Force est de constater que cela n’a pas eu un grand impact. La pandémie a mis sur le devant de la scène ces lieux que l’on préférait probablement ignorer collectivement. On s’est aussi mis à applaudir ces travailleurs de la première ligne. Mais le risque est grand que le projecteur s’étant détourné ils retournent dans l’oubli. La solidarité avec les personnes fragilisées par le grand âge passe par une solidarité effective avec celles et ceux dont les métiers sont d’en prendre soin au quotidien, les métiers du « care ». Une telle solidarité conduit nécessairement à remettre en cause des modèles économiques basés uniquement sur une logique de marché qui invisibilise les personnes dans la maximisation de profits. A un autre niveau, l’attitude sociale et la vertu morale de la solidarité, invitent à considérer avec davantage d’attention les mécanismes qui développent et maintiennent des liens solides et vivants entre les générations. Si l’on souligne avec raison les souffrances provoquées par les restrictions imposées dans les visites des familles et des proches dans les EHPADs, on doit aussi s’interroger sur la réalité déjà présente avant la pandémie de ces millions de personnes âgées qui vivent la solitude relationnelle au quotidien[11].

Respect de la dignité de la personne dans son intégralité, mise en œuvre de solidarités effectives, la crise que nous traversons depuis l’éruption de la Covid 19, si nous n’en faisons pas une parenthèse qu’on cherche simplement à refermer, peut-être une occasion à saisir pour affronter les enjeux du grand âge dans notre société, dans les EHPADs et partout ailleurs.

Grégoire Catta sj           
Chaire Jean-Rodhain, Centre Sèvres – Facultés Jésuites de Paris
1er juin 2021

 

[1] François, Audience du 26 août 2020, www.vatican.va.

[2] Voir notamment, Jean-Marie Onfray, Acteurs en pastorale santé, Hors-Série de Pastorale Santé, 2021. Pp.80-85.

[5] Défenseur des droits, Les droits fondamentaux des personnes âgées accueillies en EHPAD. 29/04/2021. https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/rap-ehpad-num-29.04.21.pdf

[7] Paul VI, Populorum progressio (1967), 14. www.vatican.va

[8] Ibid., no. 21.

[9] Jean-Paul II, Sollicitudo rei socialis, 38. www.vatican.va.

[10] François, Fratelli tutti, 115. www.vatican.va.

[11] Voir les rapports annuels de l’association Les petits frères des pauvres. www.petitsfreresdespauvres.fr. « 3,2 millions sont même en risque d'isolement relationnel, c'est-à-dire qu'ils peuvent passer des journées entières sans parler à personne ».

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