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Projet pour une affiche SNCF

24 août 2017
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Jean RODHAIN, « Projet pour une affiche SNCF », Messages du Secours Catholique, n° 132, juillet-août 1963, p. 1.[1]

Projet pour une affiche S.N.C.F

Ayant loué ma place côté fenêtre dans le sens de la marche, je fus admis de justesse dans le compartiment à la condition de laisser ma valise dans le couloir. Tout l'espace, filet compris, était en effet intégralement occupé en ce début de juillet par une des rares familles françaises sans auto. Sans auto est une façon de parler, car après le centième kilomètres on me révéla que - pour des raisons mystérieuses - l'auto paternelle confiée aux deux aînés devait rejoindre la famille chez les tantes du Jura.

Le dernier venu doit faire effort pour être admis dans ce « milieu social » que constitue un compartiment de chemin de fer « complet ». Aussi, dès les aiguillages de la gare de l'Est franchis, je risquai une phrase sur les pluies de l'été.

« Il fera beau, la radio l'a dit, Monsieur le Pasteur » trancha le père. Ayant exposé que mon col romain prouvait ma qualité de prêtre catholique, je subis le vinaigre de la tante côté fenêtre opposé : « On nous change la religion avec ces tenues anthracites, grises ou bleuâtres ». « Sans compter, compléta le père, que cette généralisation de tenues clergymanesques n'aurait dû se faire qu'après une entente avec les protestants. Qu'auraient dit nos curés si l'inverse s'était produit ? Imaginez que les pasteurs décident de changer de tenue à leur tour, et qu'un beau matin ils se promènent tous en soutane, qu'auriez-vous à dire ? »

Je restai coi devant cette trouvaille de génie. Dans les trains français j'ai toujours remarqué qu'il y a dans chaque compartiment un voyageur à idées lumineuses et en moyenne un ou deux hommes de génie par wagon. Ce à quoi Sidoine, absent aujourd'hui, (voir page 3), me réplique régulièrement que ce qui l'intéresse dans le train, c'est le conducteur de la locomotive et ce qu'il lui réclame n'est pas d'être génial, mais de connaître son métier (sic).

Au kilomètre 100, Toto (six ans) avait déjà consommé deux sandwichs, ou plutôt avait astucieusement absorbé le filigrane jambonesque intérieur pour rejeter les pains dans le filet inférieur en exigeant un coca-cola qui lui fut aussitôt offert par la tante. Minouchette (onze ans) essayait le transistor qu'elle avait reçu pour « sa communion » et le fils chéri (seize ans) recomptait pour la troisième fois les films préparés pour son appareil photo tout neuf.

A Dijon, l'arrêt prolongé permit au père de se ravitailler abondamment en journaux coloriés pour adultes vacanciers. Du coup il restitua à sa progéniture le paquet d'illustrés enfantins qu'il accaparait depuis Paris. Quant à l'oncle, il lisait depuis le départ le « Canard enchaîné ».

 

            Après Dijon le coucher de soleil me permit de placer enfin une phrase édifiante sur la beauté de la Création et le Cantique au soleil de saint François. Pour la première fois depuis Paris, la fille aînée (âge incertain), ferma son Teilhard de Chardin et me fit la leçon : « St François ne voyait que l'apparence. Aujourd'hui nous en savons plus que lui. Devant la cascade, je sais que cette eau turbinera finalement pour l'électricité et je loue le Seigneur pour cette force moderne. En contemplant ce champ d'avoine, je devine, ce que François ne pouvait deviner, je devine qu'au dessous il y a du gaz comme à Lacq ou de l'uranium dont les atomes me sont une occasion plus profonde de louer le Créateur ». J'allais féliciter cette fille à la piété clairvoyante mais je n'eus pas le temps. Le fil chéri (16 ans) blâma sa pieuse sœur de confondre atome et uranium, et en deux formules nucléaires commentées, il remit le monde atomique au point. Il me plongea aussitôt dans l'humilité, mes débris de physique et de chimie appris en mon vieux collège ne me permettant pas de surnager parmi la science de ces adolescents.

Avant Dôle, on m'offrit aimablement de partager un repas familial si copieux qu'il fallut ensuite aérer Toto. Pour rétablir son estomac, la mère (côté couloir) lui fit absorber deux pilules vitaminantes, et pour être mieux sûre du résultat chez Toto, elle en absorba elle-même trois autres. « C'est américain et le tube coûte 300 francs », souligna-t-elle pour stabiliser définitivement nos estomacs inquiets d'une digestion ferroviaire.

A Poligny, un homme de couleur ouvrit la portière, hésita et s'effaça. « C'est encore un harki » grogna l'oncle. « Non, c'est un Sénégalais » prétendit le père. A propos de ces africains la fille pieuse parla de la Campagne Faim dans le Monde d'une manière si admirable, que je n'avais qu'à me taire.

« Tout ça c'est très beau, conclut le père, mais qu'y faire ? Nous sommes en vacances, et je ne vois vraiment pas en quoi cette Afrique nous concerne, ni de quelle manière une modeste famille comme nous - n'est-ce pas Mémé ? - peut remédier à la famine de ces gens-là ».

A cet instant mes anges gardiens kilométriques me donnèrent une injection intraveineuse de courage, comme à Sainte Blandine devant le lion, et j'osai enfin éclater : « Vous êtes une modeste famille française et vous allez prendre, après une longue année de travail, de très légitimes vacances dans ce frais et ravissant Jura où nous arrivons maintenant.

Seulement Minouchette, songez-vous qu'aux Indes il y a un million de fillettes de votre âge sans transistor ni photos, et qu'avec le prix de votre appareil, augmenté du Kodak de Monsieur votre frère, dix petites Hindoues mangeraient à leur faim pendant un an ?

Avec l'argent des illustrés et brochurettes consommés dans ce compartiment depuis Paris, vous nourririez dix gosses du Congo pendant un mois.

Avec tous les tubes de pharmacie qui traînent au rebut dans vos armoires familiales on équiperait un dispensaire de brousse africaine...

Et depuis la locomotive jusqu'au fourgon de queue, si on ramassait dans ce train, tous les sandwichs inemployés, et les morceaux de pain abandonnés, on nourrirait un village au Chili ».

« Ca c’est vrai, avoua l'oncle : de mon temps à la campagne on savait ce que valait le grain de blé et on ne gaspillait pas le pain ». Et fatigué de cette vérité énoncée, l'oncle (côté couloir) redéplia son journal, et entrepris pour la seconde fois la lecture du « Canard enchaîné ».

Trop tard : on arrivait à Lons-le-Saulnier. Alors, ce fut Toto (six ans) qui eut le génie de conclure. Il avala un peu de confiture, s’étrangla, regarda vers le filet inférieur débordant de sandwiches en surplus et, sentencieux, déclara : « Y a trop de confiture, c’est vrai, avais pas pensé. »

Il y a de belles affiches dans les gares : « Tourisme en Auvergne », « Châteaux de la Loire ».

Il en manque quelques-unes :

« Jardins de notre belle France - Regard vers ces pays sans jardins et sans blés. »

« Regard vers ceux qui, sans vacances, attendent en prison - en clinique - ou en solitude... »

En effet, pourquoi ne pas penser, aussi, aux autres ? (voir page 6 et 7)

J. RODHAIN

 

[1] Réédité dans Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p. 219-222, sous le titre « Croûtes de pain ».

 
 

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