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Sinistre biblique

24 août 2017
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Jean RODHAIN, « "Sinistre biblique" 3000 morts », Messages du Secours Catholique, n° 135, novembre 1963, p. 4.

"Sinistre biblique" : 3000 morts

Je n'ai jamais rien vu de pareil. Jamais, j'ai vu Fréjus et, hier, Skopje. Mais ici à Longarone, cela dépassait tout.

A bord de l'hélicoptère, j'ai survolé le barrage intact. A la place du miroir classique des eaux bleues, le lac est maintenant rempli à ras bord de boue. Les rochers en émergent qui surplombent le sommet du barrage comme une cascade pétrifiée.

Au flanc du lac s'ouvrent les plaies de la montagne ouvertes par l'avalanche. Et autour de nous le verdoyant paysage d'une vallée ravissante. On se croirait survoler Argelès ou La Roche-sur-Foron. Seulement - car la catastrophe est géographiquement très limitée au pied du barrage - en travers de la vallée, un triangle insolite : comme un trou blanc dans la toile d'un tableau représentant un panorama d'automne. Il faut atterrir et, à pied, essayer d'explorer ce triangle infernal pour deviner qu'une heure avant le coup, ce désert était le coin le plus habité du paysage. Longarone était installé sur une terrasse surplombant la vallée. Une heure avant la catastrophe, tous les experts auraient pu s'inquiéter pour les villages bâtis au bord du fleuve. Mais Longarone, perché sur son socle, n'avait rien à craindre. Or, plusieurs villages installés en bas sur les rives même de la Piave sont saufs, alors que c'est le village d'en haut qui est rasé. Longarone a été atteint de plein jet malgré sa surélévation. Comme un enfant délite un tas de sable avec un jet d'eau, ainsi le jet de millions de tonnes d'eau traversant la largeur de la vallée est tombé comme une masse et a supprimé tout, sauf le roc. Il n’y a pas eu inondation ou submersion. Il y a eu un coup de marteau. Cela a duré 4 minutes. A la 5ème minute, tout était à sec, la masse d'eau retombée au creux de la vallée gonflait un instant le cours du Piave, et dévalait aussitôt vers la mer.

Il faut être sur place pour être saisi, à en être glacé, par l'anéantissement total et strictement délimité d'un morceau du paysage, d'un secteur de la carte, d'une tranche d'un diocèse. Le curé, les vicaires, l'église, les paroissiens, il ne reste rien. Rien.

J'avais quitté le Concile aussitôt la nouvelle parvenue. Je partais vers la catastrophe à bord d'une voiture rapide, ayant juste pris le temps de passer dans une banque romaine retirer des fonds de secours ; je déciderai sur place s'il fallait acheter médicaments ou vêtements. Tandis que de Paris un camion de secours avait ordre d'appareiller sur le champ.

Et me voici auprès des blessés. Il n'y en a pas cent, et dans les hôpitaux de la région il n'y a nul besoin de médicaments.

Il n'y a pas besoin de vêtements pour les deux mille habitants retrouvés endormis pour toujours. Et mille autres resteront couverts de leur seul linceul de boue, éternellement.

J'interroge les autorités, j'interroge les familles. Personne ne veut aucun secours. A quoi bon ?

Qu'auriez-vous fait à ma place ? J'ai remis tout l'argent apporté à l'évêque du diocèse endeuillé, pour que tout de suite partout, des messes soient célébrées pour les 3.000 morts de Longarone.

Cette catastrophe n'est plus à l'échelle humaine. Les secours ne peuvent pas rester à la seule échelle humaine.

La bienfaisance, la philosophie, sont à bout de souffle devant cette disparition. Il y a des moments ou les camions de secours doivent stopper quand la route touche l'au-delà.

Pourquoi ai-je hésité un instant ? Les donateurs me reprocheraient-ils un jour l'emploi insolite de leurs dons ? Aurais-je le droit de décider cela devant ces tombes ?

J'ai su depuis que les familles accourues de partout et ne retrouvant ni trace de leur maison natale, ni trace de leurs parents, ont ratifié d'une manière bouleversante cette forme de « secours » apportée par la France à la première heure.

Ainsi, tandis que les admirables progrès augmentent heureusement le niveau de vie, le moindre détraquement dans les prévisions provoque des dégâts plus considérables qu'au Moyen-Âge.

On peut frapper d'un coup de marteau une statue du XIII° siècle, on lui cassera un doigt, mais la statue continuera de sourire. Donnez le même coup de marteau sur votre poste de télévision, l'image s'en va et plus rien ne marche.

On peut rafistoler une courroie de cuir déchirée avez-vous jamais réussi à raccommoder une fermeture éclair détraquée ?

Une petite secousse comme Skopje se produisant près du barrage de Génissiat, et vous aurez jusqu'à Lyon un Longarone à la puissance 1000.

Comme pour les barrages bien calculés, on vous affirme officiellement que dans les centrales atomiques tout est prévu. Vous verrez ce qui se passera si un jour - pour des raisons indépendantes de notre volonté expliqueront les communiqués - une centrale nucléaire se met à se dérégler.... Tous les pompiers du monde n'y pourront rien.

Plus l'admirable civilisation technique progresse, plus les sinistres auront des conséquences profondes. Contrairement à l'illusion populaire, l'homme de l'an 2.000 aura de plus en plus besoin de la Charité des autres hommes.

Mgr Jean RODHAIN

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