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Table ronde sur un cumulus

28 août 2017
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Jean RODHAIN, « Table ronde sur un cumulus », Messages du Secours Catholique, n° 152, mai 1965, p. 4-5.[1]

Table ronde sur un cumulus

L'attente avait été dure. A force de stationner pendant des siècles en attendant le Messie Libérateur, les justes confinés aux Limbes avaient trouvé le temps très long.

Aussi, même installés au Paradis, ils n'ont pas oublié ces Limbes interminables. Bien mieux ils ont conservé de fidèles amitiés écloses en ces lieux crépusculaires. Dans les Limbes, au hasard des entassements, des classements, des contrôles d'identifications, des files d'attente devant les guichets de sortie, certaines affinités ont surgi. Voilà pourquoi dans les allées fleuries du Paradis ont voit de temps en temps quelques groupes se retrouver : on les appelle en souriant les « Anciens des Limbes ». Et comme les prédicateurs de nos jours parlent fort peu des Limbes, et comme nos archéologues et nos historiens semblent totalement dépourvus de documentation sur cette époque et sur ces lieux, nous avons donc plus de liberté pour imaginer comment se passaient ces rencontres de vétérans du Vieux Testament.

C'est ainsi qu'un dimanche soir - c'est d'ailleurs chaque soir dimanche là-haut – un de ces groupes des Anciens Limbistes tenait sa réunion hebdomadaire dans l'Avenue des Auréoles Boréales, à l'ombre d'un gros cumulus blanc...

Comme vous le savez, au Paradis la louange éternelle laisse tout de même la place aux conversations particulières. Celles-ci sont généralement composées pour moitié de souvenirs terrestres ou limbesques et pour l’autre moitié de critiques sur les terriens actuels. On ne peut d'ailleurs parler commodément que de cela, car Là-Haut, dès que les conversations portent sur les élus, la louange est le seul mode possible, et à la longue cela fatigue... ou plutôt cela se confond avec la louange éternelle. L'Eternel seul est grand.

Donc ce groupe discutait.

Moi, dit Urie le Hittite, j'ai beau être installé ici dans le dernier confort, il me reste encore une épine au cœur. (Urie est ce capitaine de service que son roi - le roi David pour tout avouer - envoya se battre au point le plus périlleux, afin que son trépas permit à David d'installer en son propre palais sa chère Bethsabée devenue ainsi veuve de guerre). (IIème livre de Samuel - Ch. Xi, 2 à 27). Moi, continua Urie, en cette béatitude infinie, j'ai depuis longtemps pardonné ce meurtre et cet adultère. Ici on a des grâces d'état, bien sûr. Et même ces psaumes que les angelots nous susurrent comme fond sonore, ces psaumes qui, au début, me crispaient car je n'en connais que trop bien l'auteur, maintenant je les supporte sans broncher. David est évidemment un poète génial. Il vaut mieux que ces misérables musiciens terrestres incapables de s'adapter à son rythme royal.

Mais ce qui me ronge encore parfois, même ici, c'est de penser à mon aveuglement. Un ordre est un ordre. Ma feuille de route était claire. J'ai rejoint le soir même le front. Je ne me suis douté de rien. Je n'ai pas eu l'ombre d'un soupçon. Après le coup de javelot reçu en plein cœur, j'arrivai aux Limbes en pleine illusion. Ce n'est que dix ans après, en voyant arrivée enfin ma Bethsabée, l'air gêné, que j'ai commencé à comprendre. Et voyez-vous, même ici, ça me brûle encore parfois de penser à ce départ candide vers une guerre que je croyais juste. Si j'avais été objecteur de conscience, voyez-vous, mon ménage était sauf. Et mon honneur aussi...

Vos histoires d'anciens combattants ne nous intéressent plus, mon cher capitaine, malgré l'aspect assez particulier de la vôtre, réplique aigrement Abimelech[2] ; cependant je retiens votre critique des musiciens sacrés de la pauvre terre actuelle. Vous les trouvez mesquins et non seulement je partage votre jugement, mais je l'étends à tous les serviteurs de la religion de ce temps. Je n'ai pu vous fréquenter que si peu pendant mon très court passage aux Limbes mais vous connaissez mon histoire. Marchands de bestiaux à Génésareth, nous nous étions spécialisés - mon frère et moi - dans le commerce en gros de pourceaux. Et vous savez le malheur qui nous frappa. Le Seigneur Jésus terminant son dialogue avec les démons de Gérasa, leur accorde d'entrer dans les porcs. Notre plus beau troupeau fut choisi par ces monstres, à notre insu, et vlan, tous sont précipités du haut de la falaise dans la mer. Plus de 2.000, dit Saint Marc au verset 13 de son chapitre V. Je pense bien, nous en avions exactement 2.214, et magnifiques. Tous perdus. Et aucune indemnité. Mon frère en est tombé malade de chagrin. Voilà comment le Seigneur ne lésinait pas pour se faire comprendre. J'ai encore dans l'oreille les beuglements de mon cher troupeau et sous les yeux ces centaines de boules roses flottant au ras de l'eau pendant deux jours. Comme moyen audio-visuel, c'était de première grandeur. Et vous savez la méthode, toute à la même échelle : les cinq kilos de parfums de la Madeleine, les trois cents litres de vin fin à Cana, les milliers de palmes coupées aux Rameaux, le grand voile du Temple déchiré du haut en bas. Sans compter pendant trois ans la subsistance quotidienne de cet état-major d'Apôtres et de disciples. On ferait la facture de tous ces frais généraux de la Vie Publique, cela donnerait de l'évangélisation au prix fort. Tandis que maintenant à l'étage en-dessous, les clercs et les chrétiens dénudent les temples pire qu'un garage et réduisent leurs chorales pour des enterrements d'uniprix. Vraiment leur religion se dévalue…

Alors la douce Ariabeth[3] intervint : Je ne suis pas, cher Abimelech, de votre avis. Votre amertume détonne d'ailleurs dans ce climat de Paradis. J'étais encore hier soir à notre réunion familiale du Néolithique et toutes mes compagnes estiment au contraire que la religion d’en-bas est en progrès sur notre époque des cavernes. Pendant des siècles en ont-ils parlé, leurs savants, de l'Homme de Neandertal et de l'Homme des cavernes. Les hommes, il n'y en avait que pour eux. Et la femme des cavernes ? Jamais un mot. Et cependant nous formions la moitié de l'Humanité. Or c'est exactement ce que vient de proclamer enfin un Cardinal[4] de la Sainte Eglise Romaine d'en-bas en plein Concile Œcuménique. Non, moi, je les trouve en progrès nos petits petits-enfants actuels.

Olaphuphu[5] voulu mettre tout le monde d'accord par une déclaration faite sur un ton plus grave : Mes amis, vos propos sont d'un niveau bien terrestre. Votre peuple élu, mon cher Urie, s'est autrefois cru le centre du monde avec rien autour. Il n'existait qu’Israël. Une fois Pierre crucifié à Rome, vos chrétiens ont cru à leur tour que la Méditerranée formait l’Univers. Après la petite promenade de Christophe Colomb, vos géographes pendant 500 ans se sont imaginés de nouveau que votre boulette terrestre était le seul Monde habité, centre de tout, et vous les humains uniques. Vous êtes d'un orgueil indéracinable, à vous considérer sans cesse comme le Centre unique de l'Univers.

Dans notre planète N°8647 KF ter, depuis que nous avons fréquenté les 623 catégories d'humains qui peuplent notre vaste nébuleuse, je dois affirmer que nous avons un orgueil plus dilué. Notre bureau de pastorale archiépiscopale vous dirait que la dominante chez nos fidèles c’est un respect atomique vis à vis du Créateur. Un peu comme votre Moïse sur sa montagne. Nous somme éblouis et nous adorons. Quand je vois sur votre terre tant de théologiens journalistes tripoter le divin et vous le servir tout cuit pour 3,50 F, service compris, je ne comprends pas une telle désinvolture. Sans aller jusqu'au tremblement, nos générations planétaires ont un sens du sacré qui ressemble déjà à celui de nos Chérubins et Séraphins d'ici. Sur notre nébuleuse, déjà nous contemplons à notre manière les desseins divins.

Taratata, enchaîne Milka[6], tout ça c'est très beau, les desseins divins. Mais sauf le respect dû à vos célestes planètes, les desseins divins, ne suivent pas toujours des trajectoires spatiales. j'en sais long là-dessus par expérience personnelle. Vous souriez Olaphuphu ? Vous ne savez donc pas les bruits qui courent au sujet de Judas l'Iscariote ? Les exégètes d'en-bas ont cherché à sa trahison toutes sortes d'explications : l’orgueil, l’avarice, l’ambition, que sais-je encore ? Ils ont oublié la véritable : la grande blonde qu'il fréquentait sur le rempart près de la Porte des Brebis qui lui coûtait fort cher. Si cher qu'en cette fin de mois trente deniers devenaient indispensables. Judas torturé entre l'amour humain et l'amitié divine, pourquoi aucun de leurs Mauriac n'a-t-il songé à le mettre au théâtre ? En voilà un sujet pour leur télévision du Dimanche. Quant à moi Milka, sans l'oreille de mon fiancé, êtes-vous sûr que le Concile Vatican II se tiendrait à Rome ?

- Milka, quel rapport entre l'oreille d'un inconnu et un Concile œcuménique ?

- D'abord ce n'est pas un inconnu. Il s'appelle Malchus et Saint Matthieu, au chapitre XIV - versets 10 et 11 - raconte tout sur son oreille droite coupée par Pierre d'un coup de glaive au Jardin des Oliviers. Malchus était mon fiancé. C'est moi qui ai voulu lui mettre un premier pansement. Parce qu'il avait saigné comme un bœuf, le pauvre. Son hémorragie fut guérie sur le champ par le Seigneur. Mais mon émotion se prolongea. J'ai dû ressortir la nuit chercher des aromates pour me préparer une tisane réconfortante. Pour aller chez l'herboriste il me fallait traverser la cour de Caïphe. Qu'est-ce que je vois près du grand feu de bois ? L'Apôtre au glaive. Mon sang à moi n'a fait qu'un tour. Vous savez la suite. J'étais à peine rentrée avec mes aromates que j'entends au fond du jardin tout mon poulailler en émoi : mon coq chantait. Or si je n'avais pas été fiancée à ce brave Malchus, pas de rencontre, pas de reniement, pas de chant du coq, pas de triple déclaration après. Qui aurait été Premier Pape alors à la place de ce Pierre à l'épée ? A quoi ça tient les détails, voyez-vous, les petits détails sont aussi importants que vos desseins astronomiques, et avec un autre que Pierre, qui sait en quelle ville du monde les successeurs de cet autre Premier Pape auraient accueilli le Concile d'aujourd’hui.

Une fin de mois difficile, une oreille qui saigne, une fiancée inquiète ; il faut être plus près du pauvre peuple pour savoir que la vie véritable de l'Église se tisse exactement avec les misères des pauvres gens.

Milka a raison, proclama une voix inconnue. Tout le monde sursaute, c'était, en tournée d'inspection, le Grand Diacre Laurent surgissant à l'improviste. Laurent avait conservé là-haut quelque chose de ses fonctions terrestres d'avocat des pauvres. Milka a raison, répéta Laurent. Il faut avouer qu'à ce technicien peu doué pour les discours, l'auréole n'avait pas apporté l'éloquence. Mais il avait - on le vit bien à son martyre - l'esprit d'à propos. Il poursuivit donc : Nous vous avions distribué à chacun dès son arrivée ici une brochure enluminée sur la Communion des Saints. Je vois que cela ne suffit pas. Je vais demander à l'Archange Gabriel, spécialiste ici des Messages et des télécommunications de vous munir chacun d'un appareil de télévision. Vous verrez mieux dans la splendeur de la Rédemption vos prières se conjuguer exactement avec les soucis familiaux de la standardiste de Chicago - ou avec l'incidence du S.M.I.G. sur les salaires de Toulouse - ou bien avec la migraine inattendue de cet orateur du Concile. Même l'Église du ciel ne dialoguera qu'en comprenant les détails quotidiens de ses interlocuteurs. Dans le Royaume des Cieux la Communion des Saints ne se réalise qu'en commençant par le menu, mes chers amis.

A cet instant un coup de tonnerre majestueux fit très légèrement s'incliner le gros cumulus blanc, et le Comité estima l'heure venue d'aller se détendre dans la Grande Avenue des Auréoles Boréales…

Voici tel quel ce reportage en direct enregistré auprès du Comité des Anciens des Limbes. Il n'obtiendra jamais l'Imprimatur, bien sûr. Mais je le dédie à tous les pauvres diables mes frères qui, comme moi, s'inquiètent parfois de tant barboter dans l'humble quotidien.

J. R.

 

[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p. 283-289.

[2] Ne pas confondre avec Abimelech, roi d'Israël dont il est question dans le Livre des Juges, aux chapitres VIII et IX.

[3] Nous ne possédons aucune référence sur cette femme, ni dans l'Ancien Testament, ni dans le Nouveau. N.D.L.R.

[4] Son Eminence le Cardinal Suenens, Archevêque de Malines. interventtion au Concile du 22-10-1963 Documentation Catholique du ler-12-63 – N°1413

[5] Même note que pour Mme Ariabath. Aucune référence dans les Livres Sacrés.

[6] Citée par Jean, au chapitre XVIII, versets 16 et 18, cette servante de la Porterie de Calphe n'est pas désignée autrement que par sa profession dans le texte sacré. Le nom de Milka n'a donc aucune base scripturaire.

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