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Martin le boulanger

31 août 2017
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Jean RODHAIN, « Martin le boulanger », Messages du Secours Catholique, n° 189, septembre 1968, p. 1-2.

Martin le boulanger

Parce que, de Jérusalem à Bogota, j’ai beaucoup voyagé cette année, un reporter m’interroge pour savoir quel est l'homme rencontré dont je garde le souvenir le plus vif. Le fichier de mes voyages est en ordre. Et je réponds en présentant ce portrait noté un soir de voyage...

« Encore un clochard qui a sonné chez moi à 8 heures du soir. C’est le troisième cette semaine. C’est-y pas malheureux de voir cela. Il devrait y avoir des œuvres pour ceux-là. »

« Ils connaissent les adresses et se les repassent, et on m’a dit qu’ils se revendent les listes. »

« Il prétendait sortir d’hôpital et même qu’il présentait une carte de recommandation d’un chanoine. »

Voilà ce qui se dit dans la plupart des villes. Sauf dans celles où il y a « une œuvre pour ceux-là. »

Non pas un gigantesque hospice accumulant et « consacrant » ces situations. Mais un poste simple de triage.

A ce saisonnier qui déclare partir « aux vendanges », on ne donnera pas le prix d’un billet, mais on le conduira en gare prendre un billet pour la gare désignée. A celui qui sort de prison, on indiquera l’adresse de l'organisme post-pénal qui le prendra en charge. A celui qui vient de faire six mois d’hôpital, on procurera un lit pour qu’il ait le temps de chercher un emploi, et on ajoutera un vêtement pour se présenter à l’embauche.

Mais alors, me direz-vous, c’est très simple à installer partout ces postes-là ?

Je vous réponds que les gens ne veulent pas ou ne savent pas toujours se résigner à faire des choses simples.

Dans cette ville, la solution simple a été adoptée à l’unanimité en 1948. Et depuis lors - depuis 20 ans - on discute sur l’emplacement à choisir pour construire le Centre...

Dans cette autre ville, l’emplacement est trouvé, les plans sont faits, les responsables sont désignés, mais on joue au tennis avec les crédits. L’œuvre compte sur la Mairie, la Municipalité renvoie au VI° Plan et le Sous-Préfet n’a pas le temps.

Il y a une troisième ville qui a été plus loin. Le local a été inauguré solennellement il y a 5 ans avec le Maire, l’Évêque et le Président du Tribunal. Local convenable. Installation moderne. Crédits bien calculés. Après 3 ans, maison fermée : on ne trouve pas de responsable. Il faudrait un homme intelligent, prudent, social, énergique, compétent : au minimum 24 qualités rares réunies ensemble. Alors on ne trouve pas. Evidemment, on exige trop. Mais ici on touche du doigt que ce qui compte, avant tout, malgré les plus belles structures, c’est la personne.

Dans une quatrième ville, j’assistais l’autre matin, à une réunion de coordination. Le Préfet, le Maire, le Juge d'application des peines, et toutes les œuvres sociales étaient réunies. Au cours de la discussion, sept ou huit fois lorsque des « cas » furent évoqués, j’entendis répéter comme un refrain : « On l’a mis au Foyer. » On voulut bien m’expliquer que la ville avait le privilège de posséder un Foyer avec vingt-cinq lits, et que le Foyer était géré en commun par les œuvres prenant en charge chaque cas d’après la spécialité de chacune d’elles.

Comme je ne crois guère à tout ce que l’on me raconte, et que j’aime vérifier moi-même, j’ai demandé l’adresse et, tout seul, le soir je suis allé voir.

A l’adresse indiquée, pas de Foyer, mais une boulangerie-pâtisserie. Après quelque va-et-vient je découvre entre ladite boulangerie et le magasin de chaussures voisin, un couloir étroit.

Au fond du couloir, une cour. Dans la cour, une pancarte : « Pour le Foyer, monter au premier. » Au premier étage, en effet, une suite de chambres assez vastes aménagées en dortoirs, des douches et tout l'équipement classique d’un centre d’accueil. Je découvre même le président de l’œuvre qui vérifie les comptes. Je le félicite et je lui pose la question clef : Présentez-moi l'oiseau rare qui gère ce Foyer. Réponse :

- C'est Martin.

- Quel Martin ?

- Martin, le boulanger du dessous.

Aussitôt je vais voir Martin. Il n’est pas au magasin, il est au four, me répond une énorme boulangère. J’achète deux petits pains et j’interroge cette pleine lune enfarinée. Cette boulangère n’a aucun complexe. Avec des haussements d’épaule, elle répond à toutes mes questions comme si je lui demandais si le pain sortait vraiment du four :

« Oui bien sûr, c’est nous qu'on le garde, le Foyer »... « Puisqu’on travaille toute la nuit, c’est facile d’ouvrir la porte à ceux qui viennent tard. »

« Puisque le fournil est dans la cour, on voit les fenêtres du Foyer, et dès qu’ils se battent on n’a qu’à taper aux carreaux » ... « Puisqu’on est là, c’est normal qu'on fasse ça. »

J’ai voulu contrôler. J’ai interrogé les voisins, l’assistante sociale de la Mairie, le gardien chef de la prison : c’est exact, celui qui anime le Foyer et le fait tenir, c’est le boulanger.

Il fait ça comme il fait ses petits pains. Naturellement. Et gracieusement.

Et, comble de l’histoire, ce boulanger s’appelle Martin[1]. Il a été marqué par le partage.

A quoi ça tient : à un homme.

Oui, même en ces temps de discussions plénières, de collégialités évanescentes, et de cogitations collectives, j’ose le dire :

La première des charités c’est d’apprendre aux jeunes a parler moins, à endurer plus, à travailler davantage. En un mot, à devenir des hommes.

Jean RODHAIN.

 


[1] Je tiens le nom de la ville avec la rue et le numéro du foyer, à la disposition des lecteurs que la question intéresse.

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