Le tiers-monde : où est notre responsabilité
Jean RODHAIN, « Le tiers-monde : où est notre responsabilité ? », La Nouvelle Famille Educative, octobre 1969.
Le tiers-monde : où est notre responsabilité
Un prêtre
Mgr Rodhain, secrétaire général du Secours catholique, qui regroupe près d’un million d’adhérents, président de « Caritas Internationalis », organisme regroupant les 84 Secours catholiques nationaux.
Comment se pose, aujourd’hui, le problème du tiers-monde ?
Le Pape Paul VI, lors de son voyage en Ouganda, a insisté, lorsqu’il a pris la parole à Kampala, sur le fait que le problème du développement des peuples c’était d'abord leur problème et non un quelconque article d’exportation des pays occidentaux. Je pense qu’il faut réagir contre la tendance, généreuse certes, mais quelque peu paternaliste, qui consisterait à penser : « On va les aider. » Je sais bien que des générations ont été formées dans l’idée de faire quelque sacrifice pour les petits Chinois. Aujourd’hui, tout ceci me paraît dépassé. L’expression même « d’aide au tiers-monde » ne paraît plus répondre aux besoins profonds. L’encyclique « Populorum progressio » montre, à très juste titre, qu’aujourd’hui la question sociale est une question mondiale, non l’addition de problèmes particuliers. Les problèmes de l’agriculture au Cameroun, de l’eau aux Indes, de la stabilité budgétaire ailleurs, ne seront pas résolus par l’aide, mais par la réponse à des problèmes politiques qui se posent à une bien plus vaste échelle : à quoi bon donner à ces pays des cours et de l’argent pour améliorer la productivité de leur terre, si c’est pour les faire produire des denrées qui ne pourront pas être exportées, parce que le prix des matières premières ou d’autres considérations de structures monétaires internationales rendront vains les progrès qui auront été réalisés par ailleurs.
Ces vastes perspectives sont soulignées dans ce passage de Populorum progressio : « La situation présente du monde exige une action d’ensemble à partir d’une claire vision de tous ses aspects économiques, sociaux, culturels, spirituels. »
Le temps des initiatives locales ou individuelles, serait-il révolu ?
Non, certes, mais ce stade n’est plus suffisant. Aussi ces dimensions énormes doivent-elles nous amener à une attitude plus humble, quand, dans une petite réunion paroissiale, on discute jusqu’à deux heures du matin pour savoir à quel endroit et dans quelles conditions on va envoyer le fruit d'une collecte. Ces élans de générosité ne sont pas condamnables, mais je pense quand même, qu’avant d’entreprendre une action pratique, il est indispensable de former intellectuellement les adultes et les jeunes pour leur faire connaître exactement la manière dont les problèmes se posent. Pour ce faire, la meilleure méthode est le contact direct avec les difficultés de ces pays.
Mais comment organiser ce contact ?
Toutes les précautions de perspectives générales étant prises, j’insiste sur le rôle essentiel des choses petites. Le succès « d’Apollo » sur la Lune a été largement conditionné par des appareils minuscules, des micro-éléments d’une perfection rare, bien qu’à très petite échelle. Je ne fais pas cette comparaison pour justifier de manière tendancieuse ce que nous avons appelé les microréalisations, élevage de deux moutons ou construction d’un puits. Il faut construire des aérodromes ou des barrages, mais c’est aux états et aux organismes internationaux de le faire.
Qu'est-ce qu'une micro-réalisation ?
Le mieux est de vous donner des exemples : aux Indes, le village de Madugula, au nord-est de l’Andra-Pradesh, est traversé par trois petites rivières qui ne sont alimentées qu’environ deux mois par an. Les paysans doivent donc se contenter des cultures ne nécessitant que peu d’eau : graines oléagineuses, millet, piments. La sécheresse a poussé beaucoup de paysans vers la ville, où ils sont devenus chômeurs. Or, l’élevage des moutons et des volailles pourrait très bien y réussir. Il faut aider soixante familles à acquérir chacune quinze moutons et vingt volailles. Ce qui est demandé donc, et cela peut être très possible dans le cadre d’une école ou d’une classe, c’est de participer à la constitution du troupeau de moutons d’une famille en offrant, pour 60 F, trois jeunes moutons. Sur place, il y a un responsable du projet : le curé du village. Chaque famille qui reçoit une aide s’engage à rendre chaque année une brebis et, chaque trimestre, deux volailles, de façon à aider à son tour une autre famille pauvre. Chacun devient ainsi réellement propriétaire de ses élevages et peut ainsi faire face à ses besoins. Dans cet exemple, vous constaterez - ce qui est essentiel - que celui qui reçoit donne à son tour.
Pensez-vous qu'avec les progrès de l’information les Occidentaux connaissent mieux les mentalités et les conditions de vie de ces peuples ?
Peut-être, mais il y a encore beaucoup à faire. Nous-mêmes, d’ailleurs, pouvons commettre des erreurs. Dans un village, nous avions envoyé un filet de pêche, pensant rendre un service correspondant précisément aux besoins. Or, ce filet était en mylon, matière particulièrement résistante et adaptée parce qu'elle ne pourrit pas. Mais le sorcier du village, ne la connaissant pas, s’empressa de jeter un sort sur les filets, interdisant ainsi leur usage. Il a fallu trois ans avant que les pêcheurs se décident à s’en servir et leur rendement s’en est trouvé décuplé.
Mais n’y a-t-il pas danger d’un manque de cohésion en multipliant ainsi ces réalisations, en continuant ce saupoudrage des efforts ?
C’est tout à fait exact et il faut bien reconnaître qu’aujourd'hui, à l’intérieur même de l’Église, il y a un gaspillage d’argent et d’hommes, parce qu’on ne songe pas à insérer ses réalisations justifiées à petite échelle dans un plan d’ensemble valable. Nous y veillons particulièrement. En Haute Volta, le ministre de l’Agriculture a adopté officiellement nos micro-réalisations, ce qui lui permet de coordonner de manière efficace notre action. Au Mali, dans la région de Gao, beaucoup de villages avaient reçu chacun des filets de pêche, fort utiles car cette région offre peu de ressources agricoles à cause de la rareté des pluies, mais possède, par contre, le Niger qui est très poissonneux. Il fallait donner des filets à toute la région. Une petite coopérative de pêches s’est donc constituée. Elle a été munie du fil de nylon nécessaire à la fabrication des filets et a permis à 116 pêcheurs, non seulement d’améliorer la nourriture de leurs familles par l’apport d’aliments azotés, mais de se procurer quelques ressources par la vente des produits de leur pêche. Le succès de cette coopérative était tel qu’elle ne pouvait plus assez rapidement répondre par ses propres moyens aux nombreuses demandes qui lui sont adressées. Un établissement scolaire de la région parisienne a pris, en partie en charge, cette opération en envoyant 50 kg de fil de nylon.
Pensez-vous que des jeunes puissent prendre en charge de telles opérations ?
Bien sûr, ils ne se privent pas de le faire. Récemment, j’ai reçu la visite de deux jeunes garçons de dix ans qui voulaient prendre en charge une opération, mais étaient très gênés parce qu’ils ne pensaient pas pouvoir économiser plus de 100 F par an. Je leur ai fait présenter un certain nombre de projets correspondant à leurs moyens entre lesquels ils auront à choisir. Ils ont été ravis d’abord de pouvoir choisir, ensuite d’être tenus au courant. Car il est très important de personnaliser ce courant, de provoquer un échange en dépit des difficultés de la langue. Comment les jeunes - dans les écoles - peuvent-ils prendre en charge de telles réalisations ? Dans notre journal mensuel « Messages »[1], nous proposons un cas particulier. Dernièrement, il s’agissait de participer à la construction d’un petit centre de promotion féminine à Berem, au Tchad, où se pose le problème suivant : tandis que les jeunes gens qui, de plus en plus nombreux, bénéficient de l’école, commencent à évoluer, les jeunes filles demeurent le plus souvent analphabètes et souffrent de ne pouvoir, elles aussi, s’instruire et progresser. Il s’agit donc de leur apprendre à lire et à écrire tout en acquérant un minimum de formation général et des notions ménagères adaptées à leurs besoins et à leurs possibilités. D’où notre opération. D’autre part, les jeunes de la région parisienne peuvent s’adresser directement ici, à notre service spécialisé. Pour les élèves de province, ils peuvent dans chaque diocèse s’adresser directement à notre service local.
Après un séjour au Nigeria et au Biafra, je reviens de Jérusalem. Ayant vu de près, en Afrique, des longues files d’enfants aux limites de la famine, j’ai vu - de près aussi - en ce Moyen-Orient, les flammèches de la haine gagner de plus en plus de terrain. En face de ces incendies de la haine, nous devons continuer nos efforts, c’est l’heure de mobiliser les jeunes et de se réunir dans une charité agissante : voilà le véritable visage de l’Église que, l’Afrique comme l’orient attendent. L’école libre doit et peut jouer un rôle essentiel dans cette entreprise.
[1] Le numéro, 0,50 F, 106, rue du Bac, Paris-7e. CCP 5620-09 Paris.