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Etienne Grieu : Diaconia 2013 - un événement pour l’Eglise de France ?

08 décembre 2013
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Pour la revue italienne Aggiornamenti sociali, Etienne Grieu a rédigé un article intitulé : "Diaconia 2013, riscoprire il senso della solidarietà". Original en français !

Diaconia 2013 : un événement pour l’Église de France ?

Durant trois jours, 12 000 personnes venues des diocèses de France se sont retrouvées à Lourdes autour du thème « Osons la fraternité » les 9,10 et 11 mai 2013, à l’occasion de la fête de l’Ascension. Pratiquement tous les diocèses étaient représentés, une centaine de mouvements et services d’Eglise ont apporté leur contribution, 87 évêques ont fait le déplacement. Ce rassemblement avait été précédé par un travail de préparation, plus ou moins intense selon les lieux et qui parfois s’est étalé sur trois ans. Et dans beaucoup d’endroits, ce qui a été vécu à Lourdes sera repris afin de développer la dynamique qui s’est manifestée à cette occasion. Bref, un rassemblement en lui-même significatif, mais qui n’est que la pointe émergée d’un travail beaucoup plus ample qui s’effectue ces années-ci dans l’Église de France.

Mais que s’est-il passé, justement, que l’on puisse retenir comme si notable ? Où réside le caractère prometteur de Diaconia 2013 ? La proposition était d’inviter les chrétiens et les communautés à s’approprier la notion de « diaconie » qui nous était jusqu’à présent très peu familière. A travers ce thème, c’était l’occasion de s’interroger sur la place de la solidarité et de la charité dans la vie de l’Église, en revisitant les fondements théologiques des engagements sociaux afin de les situer non pas exclusivement dans le champ de l’éthique, mais de souligner également leur dimension spirituelle et sacramentelle [1] : si j’ai le souci d’une plus grande justice, ça n’est pas seulement parce que ma foi me donne des valeurs qui m’y obligent, c’est d’abord parce qu’il s’agit d’un rendez-vous avec le Christ. Penser les choses ainsi permet de reconnaître la place centrale – et non périphérique – de ces engagements : puisqu’ils sont capables de nourrir la foi, c’est qu’ils participent de ce qui forme le cœur de la vie chrétienne et de l’Église. Ils ne sont pas destinés à rester confinés dans les chapelles latérales, comme c’est souvent le cas, mais sont appelés à monter au maître autel, parmi ce qui constitue la communauté et la rassemble. Voilà pour les intuitions qui guidaient la dynamique Diaconia [2]. Mais que s’est-il passé durant ces trois jours ?

Les personnes qui ont participé au rassemblement sont revenues enthousiasmées, désireuses de partager ce qu’elles avaient reçues, soucieuses de lui donner consistance localement. Il est difficile de rendre compte d’un tel engouement et d’en nommer les ressorts. C’est une interprétation personnelle que je propose donc, qui demanderait certainement à être complétée ou nuancée. Je m’y risque malgré tout.

1- Quelle nouveauté ?

La joie de ceux qui ont participé au rassemblement était souvent teintée de surprise : il y a eu au cours de ces trois jours, quelque chose de nouveau, de jamais vu. Mais quoi ? La nouveauté de Diaconia ne tient ni à l’invitation à la fraternité et à la solidarité, qui retentit tout au long de l’histoire de l’Église, ni à la conscience de l’importance des questions sociales, économiques et politiques : la doctrine sociale de l’Église le rappelle depuis plus de cent ans. Ni non plus à une analyse de la situation présente, laquelle n’était certes pas absente du rassemblement, mais ne constituait pas son axe directeur. A quoi tient donc la nouveauté de Diaconia ? Peut-être au fait que, pour la première fois en France, un rassemblement majeur de l’Église a donné une place primordiale aux personnes marquées par de grandes précarités ou handicaps. Le fait qu’une personne sur quatre, dans ce rassemblement, vivait une de ces formes de vulnérabilité était, bien sûr, essentiel : cela offrait tout simplement des occasions de lier connaissance avec elles, de les rencontrer et de découvrir ainsi d’étonnants visages d’humanité. Et puis, lorsque des personnes en situation de handicap ou de pauvreté sont là, on ne parle pas exactement de la même manière, l’attention de chacun est mise en éveil, on ne réfléchit pas non plus tout à fait comme d’habitude. De même, pour chaque groupe, venir avec des personnes marquées par la grande pauvreté supposait tout un travail d’approche et de préparation, au cours duquel il a fallu faire place à l’autre, à sa manière à lui de réagir, de s’exprimer, de voir le monde. Chacun en est déplacé, au moins un peu.

Le rassemblement n’était pas marqué seulement par la présence de ceux qui d’habitude font peur ou bien qu’on laisse de côté. Il a fait une place primordiale à leur parole, leur prière, leurs aspirations. Lors de la première matinée, le ton a été d’emblée donné par le groupe Place et parole des pauvres. Ce groupe, qui rassemblait une douzaine de personnes marquées par la grande pauvreté avait préparé l’événement « Diaconia » depuis trois ans et apporté sa contribution par ses réactions au fur et à mesure de l’élaboration du projet.

La réflexion que ce groupe a proposée en ouverture des trois jours à Lourdes a été déterminante. Précisément, sans doute, parce qu’il s’agissait d’une réflexion. Parfois, en effet, on fait une place aux pauvres pour entendre d’eux quelque chose comme un cri, une expression non articulée ; cela permet au moins de ne pas oublier leur souffrance, mais on peut facilement s’en tenir là. Il arrive aussi que des personnes marquées par la misère soient invitées à donner un témoignage, ce qui est souvent passionnant mais risque de cantonner leur parole à leur cas particulier. Ou encore, ce qu’elles disent est accueilli comme de simples illustrations de problèmes connus par ailleurs pour avoir été déjà décrits et analysés. Le groupe Place et parole des pauvres, à Lourdes, s’est situé autrement. Il a fait une proposition de sens, certes balbutiante, difficile à élaborer et à articuler – comme toute vraie proposition de sens, sans doute – mais qui dit quelque chose sur l’humanité, sur ce qui la fait vivre, sur la construction d’un monde commun, sur le rôle des institutions, sur l’importance des dimensions symbolique et politique pour vivre ensemble et enfin, sur Dieu, la manière de le comprendre, de s’adresser à lui et de vivre de lui. Ils ont également parlé de l’Eglise, ainsi qu’on peut l’entendre dans cet extrait :

« Ensemble, on peut transformer des choses et faire comprendre que l’Église n’est pas réservée à certaines personnes. Ensemble, on va construire un autre chemin, une autre expérience, pour que dans les rencontres, il y ait l’échange et l’écoute, et que, quand on sort de l’église, on fasse ce qu’on a dit. Diaconia, ça peut être le début d’autre chose : réveiller l’Église à une autre dimension, c’est-à-dire une manière de suivre le Christ dans sa manière à lui d’être avec les plus pauvres. Parce que lui, Jésus, il a traversé le même chemin que les pauvres ».

Proposition de sens : ici s’esquisse la figure d’une Église dont les ressorts principaux seraient « l’échange et l’écoute » ainsi que la manière d’être de Jésus avec les plus pauvres. C’est une Église dans laquelle il n’y a pas de places réservées et dont l’identité se dit non de manière statique mais comme un « chemin ». La manière d’y parvenir n’est pas une lutte pour éliminer des adversaires mais un travail pour « réveiller » dans la communauté et donc, chez chacun, quelque chose qui est là mais s’est ensommeillé. En ces quelques phrases, il y a déjà toute une vision des rapports humains et de ce qu’y provoque la relation à Dieu.

Ce type de parole fait autorité car il s’est affronté à la négativité ultime. Ces mots sont gagnés, au prix de rudes batailles, sur le silence et l’enfermement dans des blessures souvent inguérissables. D’une certaine manière, ils ont traversé quelque chose comme la mort. Leur poids tient non à ce qu’ils imposent des vues ou énoncent des obligations, mais parce qu’à partir de souffrances graves et profondes, ils osent ouvrir des voies. Ici, c’est un appel pour que dans l’Église, tous soient encouragés à accéder à leur propre parole et se sentent ainsi soutenus pour apporter leur contribution à la vie ensemble. Lors de la dernière matinée du triduum à Lourdes, le même groupe a repris la parole pour partager sa manière de vivre le rassemblement et sa préparation, donnant là aussi, à entendre des notes spécifiques. Par exemple, sur le thème de la fraternité :

« Celui qui est à côté de moi, il m’apprend la fraternité. Surtout s’il y a eu des conflits, parce qu’il m’apprend le pardon. Une vraie fraternité, s’il n’y a pas de conflits, je crois qu’on passe à côté de quelque chose : à côté du pardon. »

Autrement dit, pour qu’il y ait vraiment fraternité, il faut qu’on se soit bagarré. L’air de rien, ces quelques phrases permettent de sortir d’une vision facile de la fraternité comme sentiment positif de proximité, vision qui risque d’avoir bien du mal à affronter les vraies différences, celles qui sont insupportables. Ces paroles mettent sur la voie d’un autre type de fraternité, gagné sur les déchirures et la violence, inséparable donc du pardon. N’est-ce pas celle que le Christ promet ? Une fraternité qui a traversé les pires conflits et rejets. Cette fraternité est d’une toute autre facture qu’un bon sentiment. Autre exemple :

« Dans l’Évangile, on parle de l’Esprit Saint qui est ’le défenseur’. Quelqu’un qui a l’expérience de la prison, il peut me dire quelque chose de différent, parce que lui il sait dans sa vie ce que c’est un défenseur. J’ai besoin de son expérience pour découvrir une facette de Dieu. »

Qui peut mieux m’apprendre ce qu’est l’Esprit Saint Paraclet que celui qui a vraiment eu besoin de quelqu’un pour le défendre, pour chercher et montrer ce qu’il y avait de beau et de prometteur en lui, alors que tout par ailleurs l’accusait et le ramenait aux seuls actes mauvais qu’il avait posés ? Une chose est de comprendre ce type de situation, une autre est de la vivre. Il y a là une expérience qui forge une connaissance qui, à moi, m’échappe largement.

« Ce qu’on a vécu ici, ça ne doit pas être une parenthèse. Et on ne pourra avancer qu’en partageant la parole et en vivant du temps ensemble. On ne peut pas faire un rassemblement pareil, vivre ce qu’on a vécu, sans que ça change quelque chose, et pas seulement pour une ou deux personnes, mais pour tout le monde ici. »

Ici, c’est l’affirmation que justement, ce type d’expérience et de connaissance est fait pour être partagé et qu’il n’y a aucune raison que tous ne puissent en profiter. Mais cela ne peut se réaliser sans « vivre du temps ensemble ». Autrement dit, je ne peux prétendre avoir intégré ce que les personnes marquées par la grande pauvreté m’apportent sans une familiarité avec eux, sans un partage qui nécessite du temps, jusqu’à ce que nous ayons bu ensemble à la source, jusqu’à ce que nous soyons allés jusqu’à accueillir ensemble la vraie vie. Alors, il se passe vraiment quelque chose, alors « ça change quelque chose ».

2- Le fruit de cinquante ans d’une histoire partagée avec les plus vulnérables

Ce n’est pas seulement devant les douze mille personnes réunies dans la basilique saint Pie X que des personnes en situation précaire se sont exprimées. Car le rassemblement a permis aussi d’entendre beaucoup de groupes parler des initiatives dans lesquelles ils sont engagés. Plus de 150 forums, animations, spectacles, partages d’expériences étaient proposés et, très souvent, la pédagogie était bâtie de sorte que la voix des personnes en grande précarité s’y fasse entendre, et qu’elle occupe une place décisive. Beaucoup de ces rencontres étaient aussi des lieux de créativité. Signe que l’accueil des vulnérabilités contribue à désinhiber ceux qui s’y risquent, autorisant chacun à partager sans crainte le trésor qu’il porte. La liturgie également, a donné une place importante aux plus fragiles : une des lectures de la célébration de l’Ascension a été faite par une personne non-voyante, à partir du texte en braille (jamais je n’ai entendu une lecture aussi bien écoutée) ; parmi les servants d’autel, il y avait des jeunes trisomiques ou handicapés ; les prières universelles ouvraient largement à différentes réalités d’injustices, de violences, d’insécurités, de misères, exprimées sans pathos, mais avec la force que donne la confiance. L’histoire du salut, quand on a la chance de pouvoir la célébrer dans de telles conditions, est redonnée aux croyants avec un poids et une puissance peu ordinaires.

Bien entendu, tout cela ne s’est pas fait tout seul. C’est aussi le fruit de longs et patients accompagnements. Il faut parfois des mois ou même des années pour qu’une personne murée dans son silence ose faire entendre sa voix. Et cela n’est possible que parce qu’il existe des lieux qui le permettent, ainsi que des personnes qui sont demeurées aux côtés de leurs frères et sœurs blessés, les ont accompagnés dans leurs quêtes, ne les ont pas abandonnés quand ils ont chuté ou sont partis dans l’errance. C’est pourquoi l’on doit aussi reconnaître que la parole des très pauvres ne vient presque jamais toute seule ; elle naît dans un espace qui l’attend et l’accueille, elle se construit dans un jeu patient de dialogue, d’écoute, de silence, de reformulation, de mémoire. Tout cela doit énormément à des figures prophétiques comme le Père Joseph Wresinski ou Jean Vanier, qui ont défendu, contre vents et marées, la conviction que les personnes les plus fragiles et blessées constituent pour toute société un rendez-vous crucial et que les chemins vers la paix passent par eux [3]. A vrai dire, à travers un tel rassemblement, ce sont cinquante ans d’engagement avec les très pauvres à travers des expériences comme la Diaconie du Var, le Sappel, Magdala, les Sœurs de la Bonne Nouvelle, La Pierre d’Angle, l’Évangile au bas des tours, le réseau Saint Laurent, qui se sont exprimés.

La place primordiale qu’a tenue l’expression des personnes marquées par des handicaps ou par la grande pauvreté indique une manière originale de poser les questions sociales. Le ton est donné non d’abord par les experts – encore que ceux-ci ne soient jamais récusés, simplement peut-être remis à une autre place – mais à partir des propositions de sens que font les plus vulnérables. C’est en fonction d’elles que les analyses de société seront situées – et parfois critiquées – à l’opposé des réflexes qui comprennent les expressions des personnes en précarité à travers les études réalisées à leur sujet, ce qui souvent, conduit à filtrer leurs propos, à n’en retenir que ce qui conforte le savoir qu’on pense avoir d’eux. L’alternative que je pose ici ne se présente pourtant jamais de manière simple. Personne ne peut prétendre avoir accès à une « pure » parole des pauvres, pour la bonne raison qu’elle ne se déploie pas sans qu’elle soit appelée. Voilà qui remet à la responsabilité et au tact des différents acteurs la question de l’accueil et du respect des expressions de ceux qui ont du mal à faire entendre leur voix : il n’y a pas de recette qui permette d’assurer qu’on se soit mis à leur école, indépendamment d’un véritable engagement dans l’écoute.

Finalement, ce qui s’est peut-être esquissé lors de ce rassemblement, ce pourrait être une déclinaison propre de l’option pour les pauvres dans le contexte européen français d’une société d’abondance et de performance qui connaît depuis plusieurs décennies une profonde fragilisation des liens sociaux. Une version de l’option pour les pauvres un peu différente, donc, de celle qui est née en Amérique Latine où c’était d’abord les phénomènes de l’exploitation et des violences sociales qui étaient au centre. Ici, c’est une option pour les pauvres très sensible au phénomène de la « mort sociale » et des humiliations qu’elle entraîne, plus qu’aux rapports de domination.

Mais une telle déclinaison de l’option pour les pauvres a-t-elle encore une pertinence politique ? Ne risquons-nous pas de reconduire des formes d’assistance ou de charité compassionnelle totalement inopérantes pour transformer la société ? A travers une telle attention prioritaire aux oubliés de l’histoire, se dessine en réalité une mise en cause assez profonde et radicale du type de rapports que nous sommes en train de privilégier : marqués de plus en plus par le souci d’efficacité, déterminés d’abord par diverses formes de compétition, très sensibles à ce qui brille et impose des images de soi, oublieux de la souffrance et de la mort, embarrassés vis-à-vis de ceux qui ne peuvent entrer dans le jeu et très vite impatients vis-à-vis d’eux, ils peuvent se montrer, sous des abords très ouverts, d’une dureté extrême vis-à-vis des plus faibles. La priorité donnée à la rencontre et au chemin fait avec ceux-ci ne peut pas ne pas entraîner une mise en cause de tout notre système de valeurs. Non pas sous la forme d’une feuille de route qui donnerait à l’avance un programme d’action, mais comme une vigoureuse protestation qui doit s’inventer au fur et à mesure, jamais sans les plus vulnérables. Cela dit, on doit reconnaître que l’on touche ici sans doute un point faible de la dynamique « Diaconia » : trouvera-t-elle de quoi s’exprimer dans le champ politique ? Les médiations qui le permettraient sont pour l’instant peu élaborées.

3- Une nouvelle figure possible de l’Église dans la société

Une telle dynamique, initiée par les trois ans de préparation du rassemblement, mise en musique lors de l’Ascension à Lourdes, peut-elle être largement reprise dans l’Église de France ? Il ne faut pas s’imaginer qu’en quelques mois les personnes très pauvres vont se sentir chez elles dans les paroisses, ni que les diocèses vont se mettre à leur école au point de faire de leurs aspirations et réflexions une boussole pour se diriger. Car tout cela nécessite non seulement de la bonne volonté, mais en outre une réelle conversion et encore un véritable apprentissage. Et puis, il faut ajouter que le rassemblement de Lourdes a mobilisé des jeunes, mais qu’ils auraient pu être plus nombreux. Quant aux catholique de fibre charismatique ou soucieux de tradition, ils étaient peu représentés. Ce sont surtout les chrétiens déjà sensibles aux questions sociales qui se sont retrouvés – c’est somme toute logique – de même que des acteurs des Églises diocésaines et des paroisses qui avaient envoyés de représentants. Mais la joie qui s’est partagée sur place ne peut rester confinée à ceux qui ont fait le déplacement.

Au total, je ne serais pas étonné que la dynamique initiée par Diaconia 2013 demeure, dans les années, voire les décennies qui viennent, relativement marginale dans les diocèses, les paroisses, les services et mouvements d’Église. Mais il se pourrait aussi que peu à peu, elle prenne consistance. Quelque chose a été semé, au cours de ces trois années et de ces trois jours, qui est marqué d’une telle vigueur que cela devrait trouver son chemin et croître. D’autant que l’esprit de Diaconia n’est pas qu’un esprit. Ce sont aussi des manières de faire qui ont déjà fait leur preuve localement et qui sont relativement faciles à mettre en œuvre à l’échelle d’une paroisse ou d’un diocèse, permettant que les plus précaires soient entendus dans leurs propositions de sens : les tables ouvertes, les réseaux de veilleurs, les voyages de l’espérance, les partages autour d’un texte biblique avec les personnes en grande précarité, sont autant de propositions qui peuvent être reprises.

Plusieurs éléments plaident pour que peu à peu, l’Église se laisse déplacer et revivifier par le déploiement de la dynamique de Diaconia 2013. Le fait, tout d’abord, que lorsque les personnes très vulnérables sont mises en situation de pouvoir s’exprimer, tout le monde est mis au large : chacun a moins peur de ses propres vulnérabilités et s’entend appelé dans ses capacités et des compétences pour apporter sa contribution à ce qui cherche à se construire. Bien des clivages sont du même coup relativisés et les conflits – souvent légitimes – qui existent parfois entre tenants de telle ou telle sensibilité pastorale ou ecclésiale ne semblent plus insurmontables.

Ensuite, on peut remarquer que la dynamique Diaconia, constitue dans le contexte actuel, un signe fort, à contre-courant des idéologies dominantes. Beaucoup de chrétiens ont aujourd’hui le souci de faire entendre une différence. On parle parfois à ce sujet de « contre culture ». Très vite cependant, vient l’objection du communautarisme, présenté, à juste titre il me semble, comme une tentation lorsqu’il conduit à dire : cultivons notre spécificité et cessons de dépenser notre énergie dans ce qui ne n’est pas utile. Le signe alors donné est celui d’un groupe qui craint de perdre son identité et qui pour cela se replie sur lui-même. L’Évangile, à ce prix, devient inaudible. Au contraire, lorsque les chrétiens font alliance avec ceux qui font peur ou qui ne comptent plus aux yeux des autres, lorsqu’ils vont jusqu’à lier leur histoire et celle de leur communauté à ces frères et sœurs abandonnés, alors ils font entendre une vraie différence. Et cela, non pas en s’enfermant en eux-mêmes, mais au contraire, en s’exposant à une altérité redoutable. En même temps, les questions ultimes, si facilement masquées dans les sociétés de consommation, celles d’un sens possible face à l’échec, à la souffrance ou à la mort, ont de nouveau droit de cité. L’Eglise reçoit ainsi, sans l’avoir cherché, sans que cela ait déterminé ses choix, une manière de faire entendre la Bonne Nouvelle qu’elle est chargée de porter. De même lorsqu’elle est liée aux très pauvres, son autorité lui est redonnée. Et cela, sans provoquer aussitôt des réactions de rejet et des blocages, car il est bien clair alors qu’elle n’a aucune visée de prise de pouvoir et que ce n’est pas elle qui se met en avant : elle se risque à quelque chose qui la dépasse largement.

Enfin, lorsque l’Église s’allie aux plus vulnérables, elle rencontre beaucoup d’acteurs déjà à l’œuvre sur ce terrain. Certains relèvent de la puissance publique (élus locaux, administration, dispositifs publics de solidarité, institutions de formation), d’autres de la société civile (associations, syndicats, groupements professionnels). Certains sont mus par les valeurs de l’Evangile, mais d’autres viennent d’horizons très différents. Quand l’Eglise se passionne pour ceux qui ne parviennent pas à trouver une place dans la société, elle rencontre tous ces acteurs, elle est, comme eux, très démunie pour relever des défis immenses. Dans cette posture, l’Eglise fait l’expérience d’un autre type de rapport à la société : non pas en face à face mais dans un côte à côte. Or, la position en vis-à-vis peut s’avérer stérile quand chacun s’efforce de redire son message en étant persuadé que l’autre ne veut pas l’entendre.

J’ajoute encore que dans une société très marquée par le pluralisme et la coexistence de multiples propositions de sens, l’écoute de la souffrance forme comme une butée pour le relativisme : face à ceux qui sont menacés dans leur existence et leur dignité, nous sommes obligés de reconnaître quelque chose qui pèse davantage que nos divergences de lectures. Car ici, il y a une réalité toute simple et toute brutale, le rappel de notre fragilité native. L’irruption de cette question oblige tous les discours à s’arrêter. Et dans ce silence, nous est redonné ce qui nous est commun, ce que nous partageons par-delà les différences de langages et de représentations. Ce silence n’est pas destiné à durer : il marque comme une pose, le rappel de questions ultimes à partir desquels les discours vont, à n’en pas douter, reprendre, faisant droit à nouveau à leur infinie diversité. Mais ce pluralisme, lorsqu’il se refuse à oublier ceux qui sont happés par le chaos, est capable, alors, de se retrouver sur quelques points essentiels, sans lesquels nos constructions risquent toujours de virer à l’inhumanité.

« Diaconia 2013 » a été l’occasion pour l’Église de France de s’initier à la notion de « diaconie », redécouvrant ainsi un aspect essentiel de sa mission. A travers l’événement qu’a représenté le rassemblement à Lourdes lui-même, il lui a été donné encore autre chose : elle a pu faire l’expérience que la voie royale pour avancer sur ce chemin de la diaconie consiste à s’arrêter pour se mettre à l’école de ce que les plus fragiles ont à lui partager, et qui, de fait, s’avère capable de la renouveler en profondeur et l’aide à donner consistance à la Bonne Nouvelle qu’elle porte.

[/Étienne Grieu/]

Notes:

[1Une des sources d’inspiration étaient les deux encycliques de Benoît XVI, Deus caritas est ainsi que Caritas in veritate.

[2Elles ont été développées dans une série de « notes théologiques » préparées par un Comité de suivi théologique, et rassemblées ensuite dans un numéro spécial de la revue Documents Episcopat (n°4, 2013), sous le titre « Diaconia, Servons la fraternité ! » Parmi les ouvrages qui ont inspiré Diaconia on peut citer aussi quatre numéros des Cahiers de l’Atelier (« La parole des pauvres » juil-sept 2008, « Diaconie et Parole », juil-sept 2011, « Célébrer la diaconie », juil-sept 2012, « La diaconie dans le dialogue entre charité et justice », Hors série 2012), de même que : Gilles REBECHE, Qui es-tu pour m’empêcher de mourir ? (L’Atelier 2008), François SOULAGE et Guy AURENCHE, Le pari de la fraternité (L’Atelier 2012), Gwennola RIMBAUT, Les pauvres, interdits de spiritualité ? (L’Harmattan 2010), Luc DUBRULLE, Mgr Rodhain et le Secours Catholique, Une figure sociale de la charité, (DDB 2008), Étienne GRIEU, Un lien si fort, Quand l’amour de Dieu se fait diaconie (L’Atelier, 2012).

[3Voir Joseph WRESINSKI, Les pauvres sont l’Église, (Le Centurion, 1983), ainsi que Les pauvres, rencontre du vrai Dieu, (Cerf, 1986) ; et Jean VANIER, Tout homme est une histoire sacrée, (Plon, 1994), ainsi que (avec Julia KRISTEVA) Leur regard perce nos ombres (Fayard, 2011).

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