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Les enjeux éthiques du prendre soin dans les EHPAD pendant la pandémie : trois points d’évaluation à la lumière de la tradition chrétienne du soin

Soeur Catherine Fino, titulaire de la chaire Jean Rodhain de l'Institut catholique de Paris

13 juin 2021
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Le prendre soin des personnes âgées est un lieu significatif pour évaluer l’hospitalité dans une société de la performance en mal de lien social et de solidarité. Or l’épidémie de Covid 19 a impacté tout particulièrement les pensionnaires et les professionnels des EHPAD, pris dans un conflit entre deux devoirs : assurer la protection sanitaire maximale des personnes, et préserver leurs relations sociales et la qualité humaine du soin. Cette tension renvoie à un conflit entre deux anthropologies, l’une libérale et individualiste prédominant dans les principes bioéthiques qui régissent l’exercice de la biomédecine, l’autre relationnelle et sociale héritée de la tradition de la charité soignante et hospitalière. C’est à la lumière de cette tradition que je propose trois points d’évaluation des pratiques en EHPAD.

Solliciter le « savoir d’expérience » des personnes âgées

Une première critique adressée au confinement en EHPAD est d’avoir été imposé sans suffisamment solliciter l’avis ou le consentement des personnes concernées, ou de leur famille. Il n’y a pas que le principe de précaution au regard d’une fragilité accrue qui explique la spécificité du traitement réservé au grand âge. La dépendance, la distanciation sociale et un rapport au temps représenté comme une immobilité passive, au point de ne plus percevoir que la personne âgée demeure « actrice de sa propre vie » et « continue à relever au quotidien des défis plus spécifiques à son âge et à donner du sens au temps qui passe[1] ». Cette non-considération est révélatrice de son indignité dans une société de la performance : son « savoir d’expérience » est considéré comme sans valeur. On peut dire quasiment la même chose pour l’expérience des soignants. L’invisibilité sociale des pensionnaires et du personnel[2] des EHPAD a été renforcée par la pandémie, à l’instar de tous les précaires.  Corinne Pelluchon précise que dans une société où « jamais il n’est dit que les grands vieillards peuvent apporter quelque chose au monde », il est d’autant plus important de « solliciter leur avis », et de ne pas « s’en tenir au soin qui ne décrit pas la totalité du rapport au monde et aux autres[3] ». Donner la parole aux résidents est un passage obligé pour corriger nos a priori anthropologiques et promouvoir le bien commun, qui par définition requiert la contribution de tous.  

Refuser une manière de protéger qui exerce la violence 

A vouloir combattre à tout prix la maladie, sans prendre en compte d’autres exigences, les soignants finissent par sombrer dans la maltraitance. Les gestes barrières ont parfois impacté les soins corporels et surtout la distance imposée n’assure plus la fonction de réassurance identitaire que permettent le toucher et le soin du corps. Il en va de même pour les familles interdites de visite ou maintenues à distance par des parois en verre ou plexiglass. L’isolement imposé a reproduit une conduite significative du syndrome de glissement, mais c’est ici l’institution elle-même qui maintient la personne en dehors de la communauté humaine. La personne en est réduite à se comprendre comme une menace pour les autres, c’est-à-dire à « s’identifier au mal[4] » à faire disparaître. La sécurité invoquée s’avère bien illusoire.

A l’inverse, pour que les personnes conservent la capacité de s’estimer et de s’aimer en condition de vulnérabilité et précarité extrême, l’accueil du malade à l’Hôtel Dieu de Paris était significatif : d’abord une parole de bénédiction, ensuite pour les hommes l’invitation à remettre leur chapeau (conserver leur statut), enfin le geste symbolique du lavement des pieds[5]. Le modèle sous-jacent est théologique, celui du Christ serviteur, aux pieds du malade (Jn 13), et la contemplation de la Passion ajoute deux autres critères : la capacité de maintenir des relations de qualité est précédée du refus préalable d’user de la violence (Jn 18,11) ; contraint à l’impuissance, Jésus délègue la responsabilité filiale qu’il ne peut plus assumer lui-même au disciple qui accepte de prendre en charge sa mère (Jn 19,27). L’hospitalité résulte ici d’une délégation responsable opérée par la personne vulnérable. Ce sont cet agir responsable et la confiance donnée et reçue qui dissolvent la violence en contexte de vulnérabilité partagée.

Favoriser la contribution de tous au bien commun

Selon Joan Tronto, le « prendre soin » comprend plusieurs fonctions : se soucier de (caring about), c'est-à-dire identifier le besoin (le politique) ; prendre en charge (taking caring of), c'est-à-dire pourvoir en vue du soin (le gestionnaire) ; prendre soin concrètement (care giving) ; enfin recevoir et évaluer le soin (care receiving)[6]. Or, pour faire face à l’épidémie du Covid 19, les politiques se sont surtout appuyés sur les scientifiques pour identifier le besoin et prescrire la prise en charge, les directeurs, les soignants et les pensionnaires n’étant considérés que comme les destinataires des consignes et recevant peu de réponses à leurs propres questions. Ce n’est que plus tardivement que l’on a entendu la voix des soignants ou des familles, ou que l’on a interviewé les pensionnaires.

Dans la tradition hospitalière, le règlement concernant les lieux d’hébergement au long cours (pour les « pauvres » âgés ou invalides) autorisait les hospitalières à se faire aider pour de petits services par les plus valides[7]. On retrouve cette responsabilisation dans les EPHAD informels que sont les communautés religieuses de sœurs ainées, pour l’aide au repas, l’accompagnement à la chambre, l’animation de jeux de société. Il ne s’agit pas seulement de mieux répondre aux besoins des personnes, mais aussi de favoriser le décentrement de soi, de donner la joie de rendre service[8]. Le respect des droits des malades interdit aujourd’hui de telles délégations, mais on peut intégrer les résidents dans la programmation de la vie commune. Et quelle pourrait être la contribution de l’EHPAD à la vie du quartier ? Ce qui suppose que celui-ci ne soit pas exilé dans les périphéries des villes, et que l’on progresse dans la création de propositions innovantes, intégrées à l’habitat commun, intergénérationnelles. Si la pandémie relance la réflexion et l’action en ce sens, on peut espérer un véritable déconfinement pour les pensionnaires des EHPAD et pour les personnes âgées aujourd’hui abandonnées à leur solitude.

 

[1] Vincent Leclercq, Fin de vie. Pourquoi les chrétiens ne peuvent pas se taire, Paris, Eds de l’Atelier - Ed. ouvrières, 2013, p. 22

[2] Cf. Patrick Larcher, « L’EHPAD : quel sens donner à la concentration des vulnérabilités ? », dans Marie-Jo Thiel et Talitha Cooreman-Guittin, La vulnérabilité au prisme du monde technologique. Enjeux éthiques, P.U. de Strasbourg, 2020, p. 121-122.

[3] Corine Pelluchon, « La vieillesse et l’amour du monde », Esprit, juillet 2010, p. 180. 

[4] A l’inverse, pour Xavier Thévenot, la proximité maintenue envers la personne malade lui permet de ne pas s’identifier avec le mal, dans « Au cœur de la souffrance, l’espérance », dans Souffrance, Bonheur, Ethique, conférences spirituelles, Paris : Salvator, 1990, p. 7-59.

[5] Constitutions de l’Hôtel-Dieu de Paris, citées par R.P.A. Tenneson, s.j., L’Institut des Religieuses Augustines de l’Hôtel Dieu de Paris (VIIe au XXe siècles), Vanves : Imp. Francisc. missionnaire, 1953 (8ème éd.), p. 109-110.

[6] Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La découverte, (1993), 2009, p. 147-150.

[7] Lors des épidémies, le combat corporel et spirituel impliquait la communauté hospitalière dans son ensemble, y compris les malades à l’article de la mort, voire l’intercession des « âmes décédées dans notre Hôtel-Dieu ».

[8] Pour Agata Zielinski , « La sollicitude est le mouvement qui consiste à s’approcher, à donner – de son temps, de son énergie, de son attention, de son savoir-faire, de soi-même - pour qu’autrui retrouve en soi la capacité de donner », dans « La compassion, de l’affection à l’action », Etudes, n°4101, janvier 2009, p. 63-64.

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