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"Les enjeux éthiques du "prendre soin" pendant la pandémie : l’exemple des Ehpad" : contribution du P. Frédéric Trautmann, titulaire de la chaire Jean Rodhain de l'université de Strasbourg

P. Frédéric Trautmann, titulaire de la chaire Jean Rodhain de l'Université de Strasbourg

12 juin 2021
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  1. En guise d’introduction : histoire d’un anniversaire

En pleine période du premier confinement, Suzanne, une résidente d'un Ehpad de Champagnac-de-Bel-Air en Dordogne, a célébré son centenaire le 23 mars 2020.

Assise à une grande table pour elle toute seule, devant les résidents et les soignants de l’Ehpad des Chaminades à Champagnac-de-Belair, Suzanne Tronche a soufflé ses cent bougies […]. La résidence est en confinement et les visites sont interdites à cause de l’épidémie de coronavirus alors il a fallu s’adapter pour célébrer l’anniversaire de la centenaire. Les « invités » ont fêté les 100 ans de Suzanne à un mètre de distance les uns des autres. Ils ont quand même pu partager un repas et un gâteau et lui chanter « Joyeux anniversaire ». La famille de Suzanne a pu suivre la fête à distance via internet. Malgré l'épidémie de coronavirus et « même confinés, la vie continue dans la résidence où tout le personnel est plus que jamais à pied d’œuvre pour que chaque résident ait un quotidien agréable » assure Manuel Mourany, le directeur de l'établissement. [1]

Drôle de récit symptomatique d’une tension qui existe entre la joie de l’anniversaire et les conditions particulières de la solitude : c’est tout sauf un quotidien agréable et les seules affirmations positives ne suffisent pas à masquer un déficit d’humanité des relations humaines, reflété par cet épisode à l’atmosphère pathétique.

À quel type de vie fait-on référence lorsqu’on contraint une centenaire à fêter son anniversaire : en voulant protéger la vie à tout prix, la prolonger le plus possible dans une résonnance nietzschéenne insistant sur la « chance d’être en vie, rien qu’en vie[2] ! » – mais que prolonge-t-on réellement de la vie d’une centenaire ? – on en est venu à négliger une certaine qualité de vie, la présence et l’accompagnement des proches, sachant que de toute manière, la mort surviendra inéluctablement, quelle qu’en soit la cause directe – le premier facteur étant l’âge lui-même ! Si certains se félicitent du maintien des fêtes d’anniversaire dans des conditions sanitaires strictes – tant il est vrai que les initiatives célébrant la vie sont une bonne chose face aux vagues de maladie et de mort – on ne peut que s’interroger sur une certaine démesure de la protection. Cette question a été posée de manière générale par le philosophe et sociologue David Le Breton dans une tribune du Monde du 6 août 2020, intitulée : « Jusqu’où peut aller un prendre soin qui soit humanisant ? »

Lors du confinement ou après dans le maintien des précautions sanitaires, aucune identification collective n’a réussi à construire une unité, le cadre éthique et normatif fixé par les médecins et les politiques, s’il a été globalement respecté, n’a cessé d’être contesté sur ces marges. Les « lockdown parties » (fêtes du confinement) existaient pendant toute la période de confinement, elles étaient clandestines, recrutaient les jeunes générations par la médiation des réseaux sociaux. Les fêtes se tenaient chez des particuliers ou dans des locations de courte durée. Certaines ont provoqué des conflits de voisinage par le bruit et les gênes occasionnés. Les immeubles étaient envahis de fêtards peu soucieux de gestes barrières ou de masque. Les mesures sanitaires inexistantes mettaient en effet en péril la santé d’habitants attentifs à leur protection.

[…] « Ensemble » est désormais un terme de circonstance quand il s’agit de partager un moment des intérêts privés. L’individu ne se sent plus en lien avec les autres, il ne considère plus avoir de compte à leur rendre. L’individualisation grandissante du sens et du rapport à l’autre transforme le lien social en pure utilité et de moins en moins en exigence morale. [3]

Il souligne l’opposition de pratiques antagonistes entre d’une part les fêtes du confinement pour les personnes capables de contourner les règles et celles soumises aux obligations. Ainsi, si « le lien social se fragmente en une mosaïque d’individus poursuivant leur intérêt propre dans l’indifférence à l’ensemble », il faut constater que cela ne concerne pas les résidents en EHPAD assignés à résidence dans des lieux désormais appelés ouvertement des « EHPAD-prisons[4] ». Le rapport du Défenseur des droits[5] du 29 avril 2021 se fait l’écho des limites structurelles révélées par le contexte pandémique en développant les nombreux manquements constatés dans le respect des droits des pensionnaires des EHPAD, notamment en raison de l’absence du cadre légal des simples recommandations gouvernementales apportées aux directeurs des établissements alors même que ce sont ces derniers qui portent personnellement la responsabilité juridique de la protection des personnes qui leur sont confiées.

Ainsi, devant la crainte de possibles poursuites pouvant être menées par des familles en cas de défaillances, les directeurs d’établissement se sont abrités derrière un cadre strictement légal qui a déployé son large manteau sur le champ éthique jusqu’à le recouvrir au nom du « prendre soin ». Devant le raz de marée de la pandémie et une sidération de la réflexion générale, on a appliqué à soi-même et aux autres l’adage désormais célèbre : « prenez soin de vous, prenez soin de vos proches ».

Mise sous le boisseau, la réflexion éthique ouvertement défectueuse en raison de la conjoncture globale n’en finit cependant pas d’interroger les relations humaines et humanisantes qui sont à l’œuvre en EHPAD dans le contexte particulier de la pandémie.

  1. « Prendre soin » ne suffit pas

L’expression « prendre soin » est très en vogue aujourd’hui et elle est riche de promesses : on « prend soin » de quelque chose à quoi l’on tient, de quelqu’un à qui l’on est attaché. « Prendre soin » ne fait-il pas référence au monde des soignants, en se situant dans une certaine exigence envers autrui ? Mais la signification de l’expression se heurte au moins à trois écueils majeurs :

  1. Un premier écueil de l’expression « prendre soin » est qu’elle comporte en elle-même une certaine instrumentalisation de la personne (puis-je réellement prendre soin d’autrui comme je le ferais de n’importe quel objet sur lequel j’ai prise, sans forcer par le fait même sa liberté personnelle, sollicitant un consentement que la personne ne donnerait peut-être pas d’elle-même ?)
  2. Un deuxième écueil est que le « prendre soin » n’est pas la même chose que soigner. Soigner suppose une certaine compétence technique, des connaissances et des pratiques certifiées que le « prendre soin » ne contient pas nécessairement en lui, parce qu’il repose davantage sur une commune humanité et une capacité relationnelle qui ne s’appuie pas sur une connaissance antécédente ou une capacité technique préalable. Il serait illusoire et dangereux d’identifier le « prendre soin » avec les soins, car si l’on peut « prendre soin » de quelqu’un sans aucune compétence technique autre que celle de notre humanité, on ne peut pas s’ériger en soignant au nom de notre seule expérience humaine, même si, et c’est à cela qu’on les reconnaît, les bons soignants savent insérer leur technè dans une vraie rencontre personnelle.
  3. Un troisième écueil est de considérer le « prendre soin » comme une finalité de la vie à l’exception de tout autre, point focal de la relation humaine. Or si « prendre soin » n’est pas soigner, « prendre soin » ne signifie pas davantage guérir ou sauver. Il s’agit davantage d’un moyen que d’une finalité afin de ne pas étouffer l’altérité du sujet dans un soin qui se transformerait très vite en carcan. La vie ne saurait se déployer exclusivement dans un « prendre soin » sinon voulu, du moins consenti ?
  4. Humaniser le « prendre soin »

En contrepoint d’une certaine prédominance actuelle du « prendre soin » qui se retrouve chaque jour dans la salutation finale du bulletin météo de TF1 présenté par Tatiana Silva, je voudrais proposer l’expression « humaniser le soin » pour situer les choses dans une perspective plus large et surtout plus humaine. Humaniser le soin, cela revient à :

  1. Affirmer que le point de départ et d’arrivée est l’humain.
  2. Rappeler que le « prendre soin » est un moyen (parmi d’autres) pour grandir en humanité. Il ne saurait être question de laisser de côté ou de minorer l’importance d’un consentement qui se vit dans une relation d’échange, voire d’une capacité d’initiative d’un résident acceptant qu’il refuse qu’on prenne soin de lui… c’est d’ailleurs cela qui n’a pas été analysé en profondeur dans les phénomènes de glissement conduisant de nombreux résidents à se laisser mourir, parce qu’ils n’avaient littéralement plus d’espace de vie, d’espaces de rencontres humaines, de lieu d’échange où pouvait s’exercer leur liberté (aussi mince fut-elle !) ; il est significatif qu’aucune injonction au « prendre soin » n’a évité ces glissements, au contraire.
  3. Considérer le « prendre soin » comme un chemin de vie. Cette image du chemin n’a rien d’évident et souligne la dimension progressive de l’avancée, souvent lente parfois rapide, faite aussi de stagnation voire de régressions successives, dans un rythme qui n’est en rien régulier. L’image du chemin indique également – car les chemins se croisent – la dimension sociale et communautaire qui se discute, s’évalue entre plusieurs acteurs (le sujet et sa famille, les soignants et l’institution hospitalière, toutes les personnes intervenant auprès du sujet et la société entière, les croyances qui sont en jeu, les conceptions de la vie, de la mort…).

Il s’agit de s’appuyer sur la personne elle-même et sur son existence, son histoire et sa capacité à choisir et à être en relation[6] (même si celle-ci est limitée voire atténuée ou absente) et non d’abord ou exclusivement sur un cadre réglementaire.

Voici un chemin de vie que le pape François a identifié à un chemin de service dans son homélie pour le dimanche des Rameaux (en 2020) :

« Certes, aimer, prier, pardonner, prendre soin des autres, en famille comme dans la société, peut coûter. Cela peut sembler un chemin de croix. Mais le chemin du service est le chemin vainqueur, qui nous a sauvés et qui nous sauve la vie […] parce que la vie est un don qui se reçoit en se donnant. »

 


[1] Laurence Méride, « Ehpad en Dordogne », France Bleu Périgord, 26 mars 2020, page consultée le 15 mai 2021, https://www.francebleu.fr/infos/insolite/dordogne-malgre-le-confinement-suzanne-fete-ses-100-ans-avec-les-residents-de-son-ehpad-1585220506

[2] Philippe Capelle-Dumont, « III. Le bien de la vie, la force du mal. Petite méditation philosophico-théologique », dans Jean-Dominique Durand, Jean-Robert Armogathe, Philippe Capelle-Dumont, Nathalie Nabert, Note historique, théologique et spirituelle sur la pandémie de Covid-19, Académie catholique de France, 2020, p. 13, page consultée le 26 mai 2021, https://academiecatholiquedefrance.fr/wp-content/uploads/2020/06/Note-Pandémie-histoire-théologie-spiritualité.pdf

[3] David le Breton, « Coronavirus : “Ensemble” est devenu un terme de circonstance », dans Le Monde, 6 août 2020.

[4] Cf. Béatrice Jérôme, « Des familles dénoncent les "Ehpad prisons" », dans Le Monde, 16 mai 2021. Nihil novi sub sole car, dans le domaine de la vie monastique par exemple, pour celui qui n’est pas destiné à la vie solitaire « la cellule devient pour lui comme une prison, un tombeau pour un vivant », cf. Guillaume de Saint-Thierry, Lettre aux frères du Mont-Dieu, Paris, Jean Déchanet, 1985, SC 223, p. 175, cité par Nathalie Nabert, « IV. Des circonstances qui révèlent l’homme. Réflexion spirituelle », dans Jean-Dominique Durand, Jean-Robert Armogathe, Philippe Capelle-Dumont, Nathalie Nabert, Note historique, théologique et spirituelle sur la pandémie de Covid-19, Académie catholique de France, 2020, p. 19, page consultée le 26 mai 2021, https://academiecatholiquedefrance.fr/wp-content/uploads/2020/06/Note-Pandémie-histoire-théologie-spiritualité.pdf

[5] Défenseur des droits de la République française, Les droits fondamentaux des personnes âgées accueillies en EHPAD, Rapport du 29 avril 2021, page consultée le 28 mai 2021, https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/rap-ehpad-num-29.04.21.pdf

[6] Cf. Frédéric Worms, « Les deux concepts du soin. Vie, médecine, relations morales », dans Esprit 321, janvier 2006, p. 141-156 ; Claire-Anne Baudin, Prendre soin, Paris, Éd. de l’Atelier, 2002, 144 p. ; Claire-Anne Baudin, « Pourquoi prendre soin ? », dans Bulletin théologique de l’INSR de Rouen 8, 2017, p. 14-19.

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