Pigou le chien et Griffu le comptable
Jean RODHAIN, « Pigou le chien et Grifu le comptable », Messages du Secours Catholique, n° 91, septembre-octobre 1959, p. 4.
Pigou le chien et Griffu le comptable
Pigou, tout le monde le sait, était le chien de Bernadette. Sur les chemins de Bartrès, il tournait autour du troupeau sans cesse. De la colline si bien penchée comme un écrin présenté à cette perle du Pic du Midi, il ramenait à la Bergerie les moutons folâtrant trop loin sous les châtaigniers.
Pigou, courrait tout le temps, en avant, en arrière du troupeau, et surtout autour de la Bergerie coiffée de sa chaume échevelée.
Pigou était un chien de six ans en 1858. Personne ne l'a vu mourir. Personne non plus n'a vu un chien vivre cent ans. Et cependant il est indiscutable que Pigou vit encore. Malgré toutes les moyennes d'âge de chiens, tout le monde a vu, entendu, et certains ont même caressé cet été le même Pigou courant comme un petit fou autour des dix brebis de la Cité-Secours "Saint-Pierre".
Il n'a pas grandi, il aboie toujours, il vous regarde en face encore, mais avec l'âge ses Ouah Ouah ont tenu peu à peu des dialogues impressionnants avec celui-ci ou celui-là :
témoin cette conversation avec Griffu le Comptable, conversation dont le texte récemment enregistré reste un document indiscutable que je ne saurai mieux faire que d'en reproduire - fidèlement - le déroulement :
Griffu le Comptable. - A la Cité-Secours, ce deuxième jour d'Octobre mil neuf cent cinquante neuf, nous venons d'enregistrer le pèlerin N° 36.500[1]. Cela fait donc, à deux draps chacun, le prix et le travail de 73.000 draps lavés.
Pigou. - Ouah Ouah.
Griffu le Comptable. - A cinq nuits chacun, cela fait un total de 182.500 nuits.
Pigou. - Ouah, Ouah.
Griffu le Comptable. - A deux repas par jour, cela fait un total de 365.000 repas servis.
Pigou. - Ouah, Ouah.
Griffu le Comptable. - A tant le drap, à tant le repas, cela fait un total final offert gratuitement par des milliers de donateurs et qui se monte, évalué en millions de francs au chiffre énorme de ...
Pigou à cet instant n'aboya plus, et ne sachant parler, se précipita sur les livres du comptable, les bouscula comme il faisait des brebis récalcitrantes, fit de la tête de nombreux signes de dénégation, parut tout honteux d'avoir assisté à des calculs de marchands de chiens, et pour montrer aux comptables que sa maîtresse Bernadette comptait d'une autre manière, il fila d'un trait.
Griffu le Comptable le suivit intrigué. Il trouva Pigou blotti sous l'entrée de la Cité. Il frétillait de la queue. Et ses yeux, ses pauvres yeux humides et parlants, allaient sans cesse avec un air de reproche, du comptable vers l'écriteau. Pigou faisait, de ses yeux et de son museau muet littéralement parler le pauvre écriteau. Et sur l'écriteau, il y avait, Griffu le savait bien, mais ne l'avait jamais jusqu'alors compris, une simple inscription :
" Ici sont reçus, sans compter, les pauvres du Christ "
Sans compter ? Du coup Griffu voua à Pigou une haine aussi noire que réciproque. Et dès lors je compris combien les bons chiens, depuis celui de Tobie dans la Bible, jusqu'à ce fameux Pigou de Bartrès, ont un sens averti de ce qui compte aux yeux de leur Créateur, de notre commun Créateur.
Le Jardinier de la Cité
[1] En réalité, le 1er octobre on arrivait à 37489 pèlerins.