10 août... c'est la Saint-Laurent : un certain métier
Jean RODHAIN, « Un certain métier », Messages du Secours Catholique, n° 171, février 1967, p. 1.[1]
Un certain métier
Chaque métier possède ses difficultés, et les plus humbles labeurs détiennent des responsabilités insoupçonnées. Une petite erreur de la laborantine transforme un remède en danger public. Un coup de lime en trop par l'ajusteur, et voilà un avion en péril.
Et cependant, j'en connais qui aimeraient être liés par ces responsabilités précises. Le ministre, avant la décision à prendre, envie les balances rigoureuses de la pharmacie. Et le médecin, devant un cas à trancher, regarde le gabarit bien calibré de l'ajusteur : pour ce dernier, travail ajusté égale travail terminé.
Il y a tant de métiers où cela n'est jamais terminé
Ainsi Laurent avec son insolite métier diaconal.
Ce diacre du IIIe siècle gère les stocks de blé que les galères pontificales ont débarqué au port du Tibre. Il garde ce blé en réserve dans les greniers des diaconies, tout autour de l'église Sainte-Marie-en-Cosmedin[2]. Et Laurent le Diacre doit juger, peser et mesurer les rations pour toute cette Rome qui meurt de faim. Doit-il, lui Laurent, affamer les adultes pour que survivent les enfants ? C'est plus difficile à décider que le coup de lime sur le boulon d'acier.
Tout un peuple l'observe et l’examine. Comment distribue-t-il ? Comment répartit-il ? Fait-il des erreurs ? Sait-il, pour éviter certains trafics d'huile d'olives, contrôler jour et nuit les caves remplies d'amphores ? Pourquoi réserve-t-il tant de farine pour ces Grecs, ces Mèdes, ces Élamites aux cheveux crépus, ces Scythes au teint olivâtre, ces étrangers en un mot qui envahissent de plus en plus les faubourgs du Transtevere ? On suspecte aussi Laurent de n'avoir pas prévu assez d'onguents pour les pestiférés qui affluent maintenant vers l'hôpital de l'Isola Tiberina.
Mais surtout, la charité de Laurent inquiète les plus anciens par une audace qui sent par trop le vin nouveau. Si les uns l'estiment inintelligent parce que son activité apparaît fort épicière, la plupart craignent, au contraire, que cette charité excessive ébranle les structures de l'Empire romain et favorise demain une justice sociale dont les promoteurs se sont mis en marge de l'ordre établi. Laurent le Diacre n'a pas seulement engrangé du blé : on murmure qu'il a favorisé l'assèchement des Marais Pontins, et que, sous prétexte de travailler à la paix des nations, il aurait fourni aux lointains Galates un coûteux outillage agricole pour développer leur production de grains. Est-ce que la charité d'un diacre doit se permettre des audaces qui dépassent les programmes d'un proconsul ?
Laurent le Diacre exerce donc une profession inquiétante pour l'État. Cet homme quête, donc il est riche. Il distribue, donc il devient influent. Le pouvoir s'inquiète. La police enquête. Et voilà Laurent conduit à choisir entre l'État et les Pauvres. C'est plus difficile que de vendre du tissu au mètre. Laurent a beau avoir la tête sur les épaules et savoir cuire son pain sans trembler à chaque coup de vent, il n'en reste pas moins lucide et sait mesurer tout l'écart entre le peu qu'il est, le peu qu'il donne et l'attente de tout ce peuple. Ça devient une vie sur le gril en attendant une mort sur le gril.
Mais il est une difficulté plus secrète pour Laurent le Diacre. Il avait pendant longtemps servi méticuleusement et consciencieusement, comme un intendant intègre, exact, ponctuel, inattaquable. Et un jour, au Latran, réunissant, comme chaque samedi, son presbyterium, le bon Pape Sixte avait eu, on ne sait pourquoi ce soir-là, un mot plus personnel, plus affectueux pour chacun des siens. Et avec cet air de vieux bonhomme qu'il avait et qu'il aimait à accentuer, le bon pape, arrivé devant son diacre Laurent, ne l'avait pas interpellé comme les autres, mais sur un ton plus grave lui avait seulement murmuré en le regardant : « Vous, c'est la Charité »[3].
Et chez Laurent, ça lui était resté au fond du cœur comme un poids et comme un glaive.
Le Protonotaire notait les actes des martyrs ; c'était son métier. Le Grand Pénitencier distribuait les indulgences ; on le savait bien. Le Sacriste gardait les reliques ; c'était connu. Mais ce que Laurent n'avait jamais réalisé, c'est que tous, depuis le Sacriste jusqu'au Pénitencier, depuis le Pape Sixte jusqu'au récent fidèle baptisé la dernière nuit Pascale, lorsqu'ils le regardaient passer, lui, Laurent, pensaient à la Charité de toute l'Église. Cette Charité que l'Église proclame comme plus précieuse que l'or, comme plus brûlante que le feu, comme aussi durable que l'éternité, Laurent était donc censé la personnifier lui-même. Comme un enfant timide auquel on aurait subitement imposé de porter lui-même l'Eucharistie, Laurent était paralysé d'émotion. Comme Zachée quand sa maison fut choisie par le Fils de Dieu, Laurent était bouleversé de ce choix. Et comme le disciple après Emmaüs, il tremblait de n'avoir pas compris plus tôt ce trésor secret à lui confié.
On sait que Laurent expira brûlé sur son gril.
Ce que l'on ne sait pas, c'est que depuis le jour où le Pape Sixte le désigna de cette manière-là, Laurent commença à brûler par le dedans.
Il y a ainsi des accidents de travail qui n'ont pas de plaie ouverte. Parce que, voyez-vous, la Charité, c'est un métier dangereux. Et que, même de nos jours, on n’a pas encore trouvé de remède à ses brûlures ; des brûlures du dedans.
Jean RODHAIN
[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p. 307-310. (note de l’éditeur).