Dialogue autour d’une quête
Jean RODHAIN, « Entre mammouths et frelons (dialogue autour d'une quête)", La France catholique, 18 novembre 1966.
Dialogue autour d’une quête.
Entre mammouths et frelons
Lui. - vous faites une quête le 20 Novembre ?
Moi. – Oui
Lui. - Un organigramme sur l’Église de France, publié par un hebdomadaire[1], a défini votre Secours Catholique comme spécialiste dans ces quêtes et répartitions. Est-ce exact ?
Moi. – Non.
Lui. - Je reviens de visiter votre Siège Social, 106 rue du Bac. Vous y avez agencé des bureaux rationnels. Ce fichier des 800.000 adhérents, avec ses vérificatrices se déplaçant sur des rails silencieux, est impressionnant. On raconte même que vous allez passer sur ordinateur électronique. Vous devez être fier d’une pareille organisation ?
Moi. – Pas fier du tout.
Sur la route du progrès il est normal que la Charité ne se contente pas de faire de l’auto-stop. Un fichier en ordre n’a rien de glorieux.
Notre souci n’est pas l’outillage, qui est facile, mais l'éducation, qui est difficile. Notre travail n’est pas la technique du secours, qui s’apprend vite, mais la pédagogie de la charité, qui est aventure illimitée.
Cette bonne volonté se propose pour faire des colis : ça s’apprend en un soir. On conduit ensuite ce candidat distribuer lui-même ces colis aux « vieux » du quartier. Il découvre le monde de la misère. Il découvre les limites du colis. Il s'initie au bureau d'aide Sociale. Il passe du colis à l’institution, Et il rajeunit une institution somnolente.
Voilà le cheminement normal d’une véritable action caritative : conduire du colis vers l'Institution. Et c’est un cheminement lent et long comme tout chemin montant.
Lui. - Vous avez donc renoncé aux colis ?
Moi. - Pas du tout. Notre univers n’est pas encore, hélas ! charpenté d’institutions définitives. J'arrive d’Afrique où, dans le pays le plus évolué, j’ai visité un dispensaire desservant 62.000 habitants. Ce dispensaire ne tient qu'avec les petite colis de médicaments d’une minuscule œuvre privée d’Europe.
Les laboratoires atomiques tournent déjà au rythme de l’an 2000, mais l’équipement sanitaire et social de 2 milliards d'hommes est encore au stade du XIII° siècle. Les fabricants de mappemondes lumineuses oublient toujours ces détails lorsqu’ils colorent les continents. Les réclames des agences de voyages et les escales conditionnées dans les aérodromes d'Afrique ou d'Asie rendent finalement nos contemporains plus ignorants de l’humanité que la châtelaine filant le lin dans son donjon féodal.
Lui. - Alors, si je comprends bien, en ajoutant les colis à la pédagogie, et en joignant les distributions aux créations d’institutions vous arrivez finalement à un bilan sérieux. Pouvez-vous le chiffrer ?
Moi - Oui et non. Oui, prenez la brochure n°2627 A-ter, vous trouverez un bilan. Mais ce total est-il un but ? Non.
L’Église n'est pas la F.A.O. et nous ne sommes pas un consortium de produits alimentaires pour le Tiers-Monde. Notre Seigneur, après avoir multiplié les pains n’a pas créé une boulangerie-coopérative pour lutter contre la faim en Galilée.
Saint Martin n’a pas lancé une chaîne européenne de magasins d’habillement. Mais son manteau partagé a fait un témoignage audiovisuel dont les effets pédagogiques, 1500 ans après lui, demeurent encore parlants.
Le chrétien témoigne, mais ce n’est pas lui qui change la face de ce monde... Le chrétien n’est qu’un serviteur du véritable Maître du monde…
Lui. - Votre image de saint Martin est séduisante, mais je trouve votre raisonnement un peu simpliste, saint Martin, de son vivant, n'a pas trouvé que des approbations. Avez-vous des contradicteurs, et de quel genre ?
Moi. - Heureusement ! oui. Sans eux nous nous endormirions. Nous avons en effet, le bonheur d'être réchauffés et réveillés par deux catégories de contradicteurs : les mammouths et les frelons. Les mammouths de l’aumône et les frelons de la Précaution.
Les mammouths distributeurs, qui se font de plus en plus rares, se croient les survivants de l’époque aumônière. Ils n’en sont que les squelettes, sous vitrine, étiquetés d'un bon de pain. Mais, comme tout squelette, ils sont la caricature glacée d'une époque révolue mais qui n’était ni sans vie, ni sans cœur.
Bien plus nombreux et virevoltants sont aujourd'hui les frelons de la Précaution. Ils ont pour grand-père l’Abbé Bethléem. Dès que l'Abbé Bethléem, en 1920, trouvait dans un roman le mot « amour », il multipliait les pancartes avertissant du danger et les indications montrant les déviations possibles.
L’Abbé Bethléem est mort et ses successeurs frétillent de joie, au contraire, devant les livres de sexologie à haute dose. Mais si l’amour ne leur fait plus peur, toute leur suspicion a été reportée sur un autre mot : Charité.
Dès que ces frelons aperçoivent le mot « charité », ils annoncent les dangers possibles de paternalisme et ils multiplient les avertissements pour sauvegarder la justice sociale et la dignité de la personne humaine. Ce sont là des notions fort respectables, en effet. Mais ces frelons en fabriquent des pancartes et des paravents comme si la charité toute nue était, au spirituel, autant cause d’impudeur que l’amour peut l’être au charnel. Devant la fécondité de la Charité ces frelons précautionneux pensent « pilule ». Cette frelonnerie s’envolera bientôt devant le flux des réacteurs post-conciliaires. Aucune importance.
Lui. - Pouvez-vous faire des pronostics sur le rendement de cette Journée ?
Moi. - La famine aux Indes a été pour tous un coup au cœur. Et du coup, les cœurs, en 1966, sont plus ouverts à toutes les autres misères. On donne davantage aujourd’hui ..,
Mais cette Journée, outre la quête, veut surtout affermir sur son pauvre chandelier le cierge brûlant de la Charité...
Même si sa lumière ne devait éveiller ce jour-là qu’une seule vocation charitable...
Même si sa lueur ne servait - ce jour-là - qu’à rassurer le cœur d'une seule servante, s’usant, ignorée, au service des plus pauvres…
Jean RODHAIN
[1] Le Nouvel Observateur, n° du 26-10-66. pp.30 et 31.