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La charité a-t-elle changé ?

24 août 2017
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Jean RODHAIN, « La charité a-t-elle changé ? », Informations Catholiques Internationales,  n° 163, mars 1962, p. 1-2; 32.[1]

La charité a-t-elle changé ?

D'un Concile à l’autre

par Mgr Jean RODHAIN secrétaire général du Secours Catholique, membre de la commission préparatoire du Concile pour l'Apostolat des laïcs.

Au précédent et récent Concile Vatican I, comment l'archevêque de Paris s'est‑il rendu à Rome ? Le premier train direct Paris‑Rome a franchi le tunnel du Mont‑Cenis le 16 octobre 1871, trois mois après la clôture du Concile[2].

Mgr Darboy a mis seize heures et demie pour aller en che­min de fer de Paris au terminus : Saint‑Jean‑de‑Maurienne. Il a franchi par la route le col du Mont‑Cenis dans une très dure tempête de neige. Il a repris le train à Suse, mais épuisé par cette traversée des Alpes il a dû s'aliter à Turin et n'est arrivé que le onzième jour à Rome. Son successeur, en Cara­velle, mettra moins de cent minutes pour se rendre au Concile de 1962.

Et, voyageant vers Rome, tous les Pères du Concile avaient alors à franchir une frontière à laquelle nous ne pensons plus : celle des États pontificaux : ceux‑ci s'écroulèrent au lendemain de Vatican I. Depuis Charlemagne, ce prochain Concile Vatican II sera le premier présidé par un Pape ne régnant pas sur un véritable État, pontifical et temporel[3]. Que de changements d'un Concile à l'autre...

Sans regarder tant de modifications, limitons‑nous à un seul aspect de la vie de l'Église : l'exercice de son activité cha­ritable.

La charité, vertu théologale, ne change pas; et même elle demeurera au‑delà des temps. Mais l'exercice de la charité s'est adapté aux civilisations successives. Depuis le dernier Concile des changements importants concernent directement l'action charitable. Quels sont ces changements?

« Aime ton prochain comme toi‑même » (Mt 2, 39). « Qui est mon prochain? » (Luc 10, 29).

Les Pères de tous les dix‑neuf Conciles précédents se sont rendus au Concile à cheval. Ils ont cheminé comme cavalier ou dans un carrosse, mais grâce au cheval. Même au dernier Concile Vatican I, des évêques hongrois et italiens sont encore venus en calèche à deux chevaux. Et d'un Concile à l'autre on n'a pas vu les chevaux augmentant de taille ou de vitesse; non, le cheval est resté identique, et le pas du cheval constant comme rapidité. Rien n'a changé pendant dix‑neuf Conciles. Tandis que pour celui‑ci, et pour la première fois dans l'histoire des Conciles, aucun évêque ne viendra à che­val. Tous arriveront à cent à l'heure par le train ou à neuf cents à l'heure dans un Boeing. Cela marque une rupture brusque[4] dans la fresque des Conciles. Et si ce détail du che­val vous paraît superficiel, laissez‑moi achever mon raisonne­ment: si, pour arriver à Rome, l'archevêque de Dakar à bord de son avion ne met plus que quatre heures, alors c'est que l'Afrique est maintenant proche, donc l'Africain est mon pro­chain. Il l'a toujours été au regard de Dieu. Il le devient pour mes sens. Et cela change tout pour l'exercice de ma Charité.

Au temps de Notre‑Seigneur, le Bon Samaritain passe à trois mètres cinquante du blessé sur la route de Jéricho : il est proche, voici son prochain. Comme le pauvre Lazare sur le seuil du riche est le «prochain» de celui‑ci en raison de sa « proximité ».

En 1962, au Concile Vatican II, même les hommes des antipodes sont devenus proches. C'est nouveau.

Et non seulement la distance n'est plus en 1962 une sépa­ration, mais une autre dimension s'est aussi modifiée récem­ment. Le prochain n'est plus un individu isolé, mais une col­lectivité mieux perçue qu'autrefois.

Le prochain présenté aux premiers disciples c'est un para­lytique, c'est un aveugle‑né, ce sont presque toujours des indi­vidus isolés. Une seule fois c'est une ville ou une foule qui est prise en pitié.

De nos jours, nos contemporains commencent à toucher du doigt non seulement la misère d'un individu, mais celles de nations entières. A l'enfant de 1869 on apprenait la lon­gueur du fleuve Yénisséi et la hauteur du l'Himalaya. A l'écolier de 1962 on enseigne aussi la situation famélique des Indes. Radio et télévision commencent à nous rendre présen­tes, à nous rendre proches et « prochaines » des nations entiè­res groupant des millions d'individus. Le Laudate Dominum omnes gentes devient perceptible au paysan qui n'est jamais sorti de sa ferme, mais qui possède une « télé ».

Cette connaissance accrue, cette proximité nouvelle de nos frères, modifie la responsabilité du chrétien ‑ ou de l'évêque ‑ à l'heure de ce Concile 1962.

L'action secourable ne s'exerce plus dans les mêmes condi­tions qu'en 1869 : elle se trouve dans des conditions différen­tes de rapidité, d'efficacité, de modalité.

En 1962, pour aider les sinistrés du Chili ma banque accepte un chèque télégraphique qui mettra le versement à la disposition de Caritas‑Chili dans les vingt‑quatre heures ! C'est nouveau comme rapidité.

J'ai vu forer à Ouargla, au cœur du Sahara, des puits dépas­sant 1.200 mètres et donnant pour les oasis de demain une eau surabondante. C'est nouveau comme efficacité.

Enfin, le malade est soigné grâce à la Sécurité sociale. La vie de famille est améliorée par toute une législation. Et je collabore à ces soins comme à ces allocations par mes verse­ments d'employé ou d'employeur. Cette justice sociale enfin réalisée n'existait pas au temps du Concile Vatican I. Cela modifie heureusement les besoins du prochain comme aussi mes devoirs d'assistance.

D'autres connections se sont nouées. Une architecture mondiale a surgi qui touche à tous les domaines de la Cha­rité.

Depuis 1945, des millions de «personnes déplacées», de réfugiés, seraient en 1962 des cadavres oubliés s'il n'y avait pas eu les organisations internationales, véritables «bras séculiers » de l'O.N.U., pour les loger, nourrir, soigner et fina­lement réinstaller. C'est nous, contribuables de tous pays non communistes, qui payons cette immense opération qui se poursuit encore à l'heure actuelle. C'est la première fois dans l'histoire de l'humanité que se réalise une action caritative à cette échelle mondiale. C'est nouveau.

Et ce qui est nouveau, c'est aussi la méthode employée par l'Église en présence de cette nouveauté.

En 1888, le Pape Léon XIII chargeait le cardinal Lavigerie d'organiser des collectes et de lever des volontaires dans le monde entier pour combattre une misère : l'esclavage.

En 1962, le Saint‑Siège ne mandate aucun cardinal pour combattre cette autre misère: la faim. Mais Jean XXIII salue dans la F.A.O. «une forme moderne des oeuvres de miséri­corde d'autrefois ». L'Église tient compte de cette architecture nouvelle : ces institutions n'existaient pas sous Napoléon III...

La charité locale envers le réfugié, le malade, l'affamé ne peut plus ignorer ces structures internationales. Ceci n'exis­tait pas en 1869. Ces changements modifient le problème ‑et les solutions de l'action caritative‑ à l'heure du Concile Vatican II.

Le communisme est militairement installé dans la moitié du monde. Le marxisme et le laïcisme se sont infiltrés dans des pays entiers. Au temps de Vatican I ceci n'existait pas.

Par contre, la communauté chrétienne a davantage pris conscience de ses responsabilités collectives vis‑à‑vis des pau­vres du Christ.

Si le mécénat individuel a disparu, les gestes collectifs de charité se multiplient. Il semble que la communauté chré­tienne revienne aux gestes collectifs de l'Église primitive.

A quoi est due cette évolution? D'abord, la socialisation générale a facilité une prise de conscience collective.

Mais, depuis Vatican I, la formation des paroissiens s'est perfectionnée. Le renouveau liturgique, d'une part, un contact plus lucide avec la Bible, d'autre part, ont parfois augmenté le niveau moyen d'une paroisse. La charité de cha­cun s'est du même coup davantage inspirée de la Charité du Christ.

Mais surtout la grande nouveauté est l'Action catholique. Ses organisations, sous la forme générale ou spécialisée, ont lancé dans certaines paroisses de quelques pays des militants laïcs désireux de responsabilités. Cette Action catholique a surtout créé un climat apostolique plus attentif aux besoins des individus et plus soucieux de pénétrer les institutions. Là où l'Action catholique a pu s'épanouir, la paroisse 1962 ne ressemble plus à la paroisse d'Ozanam. L'activité charitable se doit de tenir compte de cette rénovation. Elle doit s'y adap­ter. Elle peut s'y appuyer.

Qu'ils soient spectaculaires ou qu'ils soient profonds, ces changements ne doivent pas nous faire oublier ce qui reste inchangé dans l'activité charitable.

Je veux dire d'abord l'objet de cette charité : l'homme qui, à travers les siècles, reste identique à lui‑même.

Un aveugle en 1962, même avec subvention et carte demi-­tarif dans les transports, reste un pauvre aveugle, privé de multiples joies, et dans sa privation il est objet de charité.

Un agonisant de 1962, même soigné gratuitement à la pénicilline, reste un agonisant avec ses longues heures de débat devant la mort et le jugement. Il agonise exactement comme le mourant du 13ème ou du 3ème siècle. Il s'agit de l'aimer et de l'entourer comme autrefois. Il n'y a rien de changé.

Ce super‑technicien de 1962 possède tout le confort et tou­tes les réussites. Si sa femme le trompe ou si son fils le trahit, il souffre exactement comme un homme de l'Antiquité et une amitié sera pour lui une charité indispensable, malgré les ato­mes...

Enfin ce chrétien vertueux, s'il est sincère, souffrira des ten­tations de tous les âges. Nobis quoque peccatoribus : ce sont là, pendant le silencieux canon de la messe, les seuls mots que le célébrant ‑quel qu'il soit‑ doit prononcer à voix haute.

Aucune technique, aucune civilisation ne modifie cette donnée du problème. La Charité reste permanente devant la permanence de chacune des blessures causées à la nature humaine par le péché originel.

Sans oublier ces constantes de la créature en face du Créa­teur, il reste que tous les autres termes de l'équation ont changé.

Et ces changements sont plus considérables depuis les cent dernières années que depuis vingt siècles. Pour l'exercice de la Charité il y a plus de modifications entre Vatican I et Vati­can II qu'entre le premier Concile et le dernier de la série.

Sommes‑nous les «témoins d'une mutation majeure de notre civilisation»[5] ? Est‑il exact que «nous sommes en train de sortir du néolithique»[6]?

Sans regarder si loin en arrière, convenons que les respon­sables des activités charitables doivent essuyer sérieusement leurs lunettes avant de préparer des formules.

La Charité n'est pas un habit que l'on retaille pour essayer de l'adapter à une époque comme on retaille le paletot d'hiver du gamin qui a grandi au cours de l'été.

La charité est autre chose qu'un habit. Elle n'a pas à s'adapter. Elle se doit de précéder. Elle voit et elle regarde «en avant».

Ce n'est pas le mot « Charité » du dictionnaire. Ce n'est pas la « vente de Charité ». C'est cette flamme qui précède l'Épî­tre aux Corinthiens et va jusqu'à l'Apocalypse. La Charité est un feu qui précède et qui illumine la route.

L'heure n'est‑elle pas proche pour un réveil de la Charité ? Pour un réveil à réaction. Pour un réveil si prophétique que les générations de l'atome à leur tour chercheront à s'adapter à cette Charité qui aura su les précéder.

 

[1] Réédité dans Jean RODHAIN, Toi aussi fais de même, textes présentés par Paul HUOT-PLEUROUX, Paris, SOS, 1980, p. 61-67. (note de l’éditeur)

[2] Certains évêques français ont utilisé le bateau de Marseille à Civitta­Vecchia.

[3] Quelques mois avant le Concile, la Marine impériale de Napoléon III venait remettre quelques milliers de fusils Remington à l'armée pontificale. Et Pie IX organisait Piazza del Popolo une cérémonie pour recevoir douze pièces d'artillerie offertes par les diocèses de l'Ouest de la France.

[4] Voir le volume de Louis ARMAND et Michel DRANCOURT: Plaidoyer pour l'avenir, où cette «rupture» de rythme au milieu du 19ème siècle est chiffrée avec précision et commentée sous l'angle technique (1 vol., 254 pp., Calmann‑Lévy).

[5] Discours de Mgr de SOLAGES à la rentrée de l'Institut catholique de Toulouse, 7‑11‑61.

[6] Abbé BREUIL.

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