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De l'assiette à la mappemonde

30 août 2017
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Jean RODHAIN, « De l'assiette à la mappemonde », Messages du Secours Catholique, n° 170, janvier 1967, p. 3.[1]

De l'assiette à la mappemonde

Parmi les souvenirs de ma plus tendre enfance, je conserve l'effroi du dernier dimanche de janvier où, dans l'église glacée, notre vieux curé entreprenait la lecture du Mandement de Carême. C’était long et ennuyeux comme une nuit d'hiver. Cela finissait par le sceau du chancelier qui m'apparaissait donc comme un personnage royal. A l'instant où le Mandement touchait à sa fin, je voyais toutes les dévotes se réveiller de leur assoupissement pour guetter si le laitage et ces œufs étaient permis ou défendus aux Quatre-Temps.

Si les Quatre-Temps me laissaient froid, par contre le maigre du vendredi me causait des remords. Dans une vie « édifiante » de saint Nicolas, patron de ma Lorraine, j'avais lu et retenu par cœur la première page : « Issu d'une famille riche et noble, le grand saint Nicolas donne, dès sa plus tendre enfance, des preuves insignes de sa future sainteté : à l'âge de six semaines, en esprit de pénitence, Nicolas refusait chaque vendredi de téter le sein de sa sainte et digne mère » (sic).

Au catéchisme j'avalais cette histoire édifiante avec gêne car, pour moi personnellement, je n'avais absolument aucun souvenir de ce que j'avais pu faire comme acte vertueux, le vendredi, à l'âge de six semaines. Ma contrition s’est envolée lorsque notre bon médecin de campagne m'eut expliqué que les nourrices sont dispensées du maigre parce que le poisson absorbé - vendredi ou pas - rend automatiquement leur lait imbuvable[2] pour les bébés, qu'ils s'appellent Nicolas ou Alphonsine...

Si on m'avait dit alors qu'un jour les évêques toucheraient au maigre du vendredi, j'aurais imaginé qu'ils modifieraient la liste des aliments défendus : il faut être de son temps, et tenir compte des plats préparés, des aliments surgelés, de l'existence des frigidaires : l'Église s'adapte en adaptant les menus de Carême aux rythmes des self-services et des snack-bars. C'eût été normal.

Or ça ne se passe pas comme cela. Le vendredi 30 décembre dernier (1966), vous deviez vous abstenir de viande. Et à partir du vendredi 6 janvier 1967, vous pouvez choisir librement entre le lard, la saucisse, toutes les viandes, les œufs ou les laitages, sans restriction aucune dans la liste du restaurant. Tout est permis. Rien n'est plus défendu.

Par contre, l'Église demande, ce jour-là, une privation. Et elle suggère de l'affecter, comme dans l'Église primitive, à ceux qui manquent du nécessaire.

On s'attendait à une réglementation culinaire : on nous donne à la place un examen de conscience.

On imaginait qu'il serait question d'une modification des repas : il s'agit de se poser à soi-même des questions. On ne s'occupe plus de l'estomac : on nous touche au cœur.

Les sardines à l'huile, la truite meunière et le hareng grillé du vendredi sont remplacés par quoi ? Par une question : Qu'as-tu fait pour ton frère mal logé ?

On peut manger du jambon, mais assaisonné d'un examen de conscience : Qu'est-ce que je donne pour les Micro-réalisations de la Campagne « Faim dans le Monde ? »

Chaque vendredi, le garçon du wagon-restaurant ne prendra plus sa figure de Carême pour me dire : « Monsieur désire sans doute des œufs à la place du bœuf bourguignon ? » Je pourrai manger du bœuf bourguignon, comme tout le wagon, mais, le bœuf du vendredi, toc, ça me rappelle « partage ».

Et j'imagine que bientôt, au bureau de tabac, la vendeuse blonde me suggérera : « Au lieu de son paquet de gauloises, Monsieur désire sans doute, puisque c'est vendredi, mettre un franc dans le tronc pour les petits lépreux ? »

Les Juifs comptaient les pains, et le Seigneur comptait le levain de la doctrine (Mat. 16, 11-12).

Marthe s'inquiétait de cuisiner, et Marie s'inquiétait d'écouter.

Les pharisiens présentaient la dîme du cumin, de la menthe et des légumes.

Et le Seigneur présentait la justice et la miséricorde (Luc. 11, 42).

Ils réglementaient, chaque sabbat, les épis et les grains.

Et jésus répliquait : C'est la miséricorde que je veux et non les sacrifices (Mat. 12, 1‑7).

Ainsi l'Église, après le Concile, nous ramène à l’essentiel.

Quand le navire change de cap et vogue vers les mers nouvelles, tous les passagers sont sur le pont pour guetter les terres inexplorées. Pendant ce temps, il y a toujours une vieille passagère myope qui reste dans sa cabine à épeler le menu du dîner.

Au lendemain du Concile, voici qu'on nous sort des détails de cuisine pour nous faire regarder au loin.

Le vendredi c'est le jour du partage. On se prive de tabac, ou d'alcool, ou d'un repas. Chacun choisit sa privation. Et chacun l'affecte à son frère proche ou lointain. Se priver pour partager. Au lieu de regarder dans son assiette, on regarde vers le Tiers-Monde.

On quitte la cuisine pour la mappemonde.

L'Église reprend à nos yeux son vrai visage. Les discussions sur la dîme et le cumin, sur les œufs et les laitages passent à l'arrière-plan.

Et le Christ exigeant et aimant revient au premier plan.

C'est cela, l’Église après le Concile.

Bonne année 1967 !

Mgr Jean RODHAIN

 

[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p. 207-210. (Note de l'éditeur)

[2] Les spécialistes parisiens prétendent que cette explication ne vaut rien. Mais séduit par le proverbe italien qui dit qu’une histoire plaisante est à priori vraisemblable, je cède au plaisir de la raconter.

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