En vrac
Jean RODHAIN, « En vrac », Messages du Secours Catholique, n° 185, mai 1968, pp. 1; 3.[1]
En vrac
Les lecteurs de « Messages » écrivent : tantôt trois lignes au dos d’un mandat, tantôt six pages dactylographiées, grand format. La lecture de ces billets est passionnante. Leurs encouragements réveilleraient le Secours Catholique s’il devenait un jour moribond. Mais à côté de ces encouragements, à côté des faits cités pour rappeler des milliers de misères cachées, il y a les questions posées.
Je n’ai aucune envie d’ironiser, car chacune de ces lettres révèle une confiance émouvante, mais qui trébuche sur des mots et s’embrouille dans cet embouteillage des idées, actuellement beaucoup plus confus que l’embouteillage des autos : Il n'y a ni feux rouges, ni code de la route dans le royaume des Idées...
Alors, parmi tant de lettres récentes, je choisis les phrases les plus typiques, les plus fréquentes, en vrac :
1. « Votre travail en Afrique est une erreur. Faites donc un sondage d’opinion : vous n’aurez pas 50 % pour l’aide au Tiers-Monde. »
- Un sondage d’opinion, le Vendredi saint, a donné 99 % pour Barrabas (Mat. XXVII, 20. - Marc XV, 11. - Luc XXIII, 18. - Jean XVIII, 40). Un sondage d’opinion, au matin de Pâques, même parmi les Apôtres, les disciples et les Saintes Femmes n’aurait pas donné 1 % en faveur de la Résurrection.
Qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve qu’il ne faut pas se guider sur l’opinion. Un sondage d’opinion est indispensable pour ausculter, mais non point pour guider. Un sondage d’opinion est un thermomètre : il indique la température d’un malade. Si mes voisins ont 40° de fièvre, je les soignerai, mais je n’ai aucune envie d’avoir leur fièvre. Un homme en bonne santé ne se laisse pas guider par des sondages d’opinion.
Les chiens crevés suivent le courant, au fil de l'eau. Les saumons, les truites et tous les poissons vivants et frétillants remontent le courant.
Nos Français actuels restent fascinés et médusés dès qu’on leur présente des chiffres. Ils adorent les chiffres. Imprimer « 51 % » en gros caractères fera plus d’effet sur Paris que le dernier gri-gri du sorcier sur une tribu équatoriale.
« Tu oublies Allah », me dirait mon fidèle harki. On interroge la fleuriste, le ministre, le plombier et tout le monde. Très bien. Et pourquoi pas, aussi, tenir compte de l’opinion de Celui qui est le Maître du monde ?
2. « L’heure est au développement, et non à la Charité. »
Entendons-nous, qu'appelez-vous Charité ? Si dans ce bocal, vous placez le bon de soupe et l’aumône de 1860 alors nous sommes d’accord : nous ne voulons pas d'un bocal si périmé[2]. Mais pour travailler au développement, il faut un cœur vivant, un cœur éveillé, un cœur animé. Animé par quoi ? Ni par un moteur, ni par une mécanique. Animé par un amour du Tiers-Monde, par un amour particulier pour ces hommes du Tiers-Monde. Et même, si à ces hommes on leur procure ce qui est dû en justice, votre cœur veut aller au-delà et donner plus encore. C'est un cœur animé par une vertu. Cette vertu a un nom précis : la Charité. Le mot vous fait peur : vous n’avez pas peur d’une souris et vous avez peur d'un mot ?
3. « Je vitupère souvent contre la Charité, mais j’admets le S.O.S. et à l’occasion je lui enverrai un chèque. »
- J’aimerais mieux ne pas recevoir de chèque et savoir la Charité épargnée. Nous avons plus besoin de lumière que d’argent. A quoi bon donner cent francs à quelqu’un et en même temps lui couper le courant ? Une idée juste a plus d’importance que 100.000 dollars. L’idée a plus d'importance que la technique.
Le Christ aurait pu se spécialiser dans les boulangeries-coopératives. Il a enseigné : « Aimez-vous les uns les autres. » Cela a été finalement plus efficace.
Saint Paul n’a pas lancé une marque de papyrus super-copiant, mais il a écrit ces fameux versets sur la Charité qui ont mis le feu dans le cœur de millions de lecteurs.
Une notion précise de Charité programmée sur le monde 1968 a plus d'efficacité qu'un ordinateur sans programme.
A quoi bon équiper un village avec rotatives modernes en 4 couleurs si on ne possède aucune idée à exprimer ?
A quoi bon avoir des convictions si on les rend clandestines ? Une abdication n’a jamais porté de fruits.
Tout se déglingue quand on remplace les idées par les slogans.
4. « La Charité, c’est démodé, ça date du déluge, on n'en veut plus. »
- Mon voisin Gribouille aime les fleurs, mais il ne veut pas leur donner d’eau. « L’eau, ça date du déluge, dit-il, c’est démodé, c’est vieux, c’est périmé. Nous sommes à l’âge de l’atome et du développement. » Alors, Gribouille refuse d’arroser ses géraniums. Heureusement, cette année, il pleut régulièrement : le Créateur continue inlassablement à déposer la fraîcheur de la rosée au creux de chaque fleur. Et aussi la fraîcheur de la charité au cœur des petits enfants. Il y a ainsi des constantes qui datent du Déluge et qui, heureusement, demeurent.
Parce qu’elle a été autrefois triomphaliste, la Charité ne doit pas devenir tout d’un coup honteuse et défaitiste. D’avoir été une Charité-forteresse, rien ne l’empêche de devenir une Charité en dialogue. Les bons vins savent rester appétissants, même lorsqu’on leur rappelle qu’ils datent de Noé et donc du Déluge.
Mais on ne peut traiter en dix lignes une question aussi grave. Lisez donc les quatre pages récentes (9-XI-68) de Paul VI sur la Charité, signe du Christ dans l’Église[3] ou bien encore « Justice et Charité », un chapitre entier du cardinal Garrone[4]. Ces textes montrent combien la Charité - comme la liturgie - est exigeante : elle exige que nous l'adaptions.
5. « Je concède que, théologiquement, la Charité a une place première, mais pour conquérir le public, ne serait-il pas plus politique d’escamoter le mot et surtout de voiler pudiquement tout lien entre Charité et Divinité ? »
- Primo. Nous n’avons ni le désir, ni le goût de conquérir quiconque. Nous essayons de témoigner, un point c'est tout.
- Secundo. Non seulement je ne voile rien, mais je pousse l’impudeur jusqu’à voulolr tout dévoiler à ce sujet.
Ils sont respectables les motifs si divers conduisant des hommes de convictions si différentes, vers leurs frères. Mais le missionnaire d’autrefois, quittant tout, sans vacances ni retour, et passant sa vie entière au service de la Papouasie jusques et y compris le martyre, les dépasse tous. Au XX° siècle, faisant le même choix et pour exactement le même motif, des jeunes quittent tout ce qui séduit pour servir les Pauvres justement parce qu’ils ont découvert ce lien avec le Christ-pauvre.
Je voudrais, un jour, réussir à exposer que la contemplation est plus révolutionnaire que l’action. Le moine, plus il est adorant de son Dieu, plus il est accueillant pour son hôte en qui il reconnaît le Fils de Dieu. Mais pour exposer cela, Il faudrait déjà être au-delà.
Le dire, ce n'est pas être au goût du jour : je serais ravi d’être étiqueté réactionnaire : les avions à réaction sont d’actualité. Une charité qui réagit prouve qu’elle travaille en avant. Si elle était en retard, elle ne mériterait plus son nom.
6. « Pourquoi S.O.S. a-t-il le monopole de la Charité ? »
Le S.O.S. n'a aucun monopole. Et la Charité est impossible à annexer par quiconque. Elle est plus ample, plus vaste que tout organisme existant.
Le seul souci de S.O.S. c’est de faire deviner ce que l’activité charitable peut révéler à celui qui consent à servir les plus pauvres. Deux heures au parloir de la prison vous découvrent un monde ignoré. La mise en place d’un atelier d’handicapés vous découvre la véritable situation de centaines de familles. La visite des vieillards abandonnés - si on se donne la peine de les écouter - vous révèle, dans toutes les classes de la société, des drames insoupçonnés.
Ce n’est pas de la sensiblerie de surface : c’est un masque qui s’efface. C’est un apprentissage de l’homme, mais un apprentissage sans livres ni commissions. Un apprentissage avec comme maîtres : les Pauvres, « des maîtres exigeants » disait Vincent de Paul qui s’y connaissait.
A leur rude école on découvre que la Charité est un feu dévorant parce que toujours nouveau et toujours jeune et que personne ne saurait monopoliser.
Comme dans la pile atomique, elle brûle par le dedans. Chaque misère la fait « réagir ». Elle ne se paye pas de mots.
Elle est la force nucléaire de l'Évangile.
Jean RODHAIN.
[1] Réédité sous le titre « Du tac au tac » dans Jean RODHAIN, Toi aussi fais de même, textes présentés par Paul HUOT-PLEUROUX, Paris, SOS, 1980, p.139-141. (note de l’éditeur)
[2] Tout est vite périmé, d’ailleurs. En l’an 2000, on s’esclaffera en parlant des « aumônes laotiennes télévisées » de 1968...
[3] « Demeurez fermes dans la foi ». Textes de Paul VI, présentés par Mgr Etchégaray. Ed. du Centurion, 1 vol. 400p. p.156-160.
[4] « Que faut-il croire ? », Desclée, 1 vol. 292p. p.201 à 207.