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Révélé aux tout-petits. Une aventure théologique à l’écoute de la "mystérieuse sagesse" des plus pauvres

Chronique de la thèse de Frédéric-Marie Le Méhauté par Etienne Grieu

30 novembre 2020
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Voilà un travail très audacieux qui soutient – à la suite des travaux de Gwenola Rimbaut et Laure Blanchon – que la parole des pauvres non seulement a vocation à contribuer à la réflexion théologique, mais qu’elle est destinée à se situer au cœur de cette réflexion, ainsi qu’au cœur de l’Eglise. Ainsi, cette thèse fait réfléchir au rythme des échanges entre Patrick, Micheline, Chantal, Marie Jacqueline, Geneviève, Marcel, Jean-Jacques, Guy, pour ne citer que quelques-uns des acteurs de la Pierre d’Angle – Fraternité Quart Monde – dont les propos sont cités, interrogés, commentés ; cela, avec une écoute d’une grande finesse qui cherche toujours à aller au bout de ce qui s’est exprimé. Nous suivons ces personnes tout au long de la thèse si bien qu’elles finissent par être familières aux lecteurs jusqu’à devenir des partenaires de leur propre chemin.  

Le projet du travail de Frédéric-Marie Le Méhauté (franciscain, enseignant au Centre Sèvres) est de proposer au lecteur de se familiariser avec une manière un peu autre de vivre la foi, celle des personnes très pauvres, d’avancer à leur rythme et d’entrer ainsi dans une manière de croire qui projette une nouvelle lumière sur la relation à Dieu. La première partie de la thèse (« S’aventurer à écouter Dieu à partir des paroles des pauvres ») est plus longue, sans doute parce qu’il faut un long temps pour découvrir et s’acclimater à cette sensibilité croyante qui est celle des personnes très pauvres. Elle permet de présenter trois thèmes qui ressortent particulièrement à l’écoute des comptes rendus des réunions de la Pierre d’Angle : 

-             l’importance cruciale de lieux et de liens qui disent quelque chose de Dieu et de la vie qu’il donne (et qui dessinent ce qui est appelé « l’utopie enracinée du Royaume de Dieu ») ; 

-             le rôle clé que joue le pardon dans la relation aux autres et, du coup, dans la relation à Dieu ; 

-             l’attente vive (apocalyptique) d’une intervention de Dieu qui remette tout à l’endroit, attente légitimée par l’intervention de Dieu que fut la résurrection du Christ et qui permet d’envisager toute l’histoire autrement. 

Ces trois thèmes (l’espérance du Royaume, la soif de pardon, et l’appel pressant à Dieu pour qu’il agisse) seront constamment repris dans la suite du travail, ils constituent les trois notes fondamentales d’une expérience de Dieu chez les personnes écoutées et, logiquement, ce seront aussi les fondations d’une intelligence de la foi. 

La deuxième partie (« S’aventurer à penser Dieu à partir de l’expérience des pauvres ») présente le geste spécifique des pauvres quand ils pensent Dieu et en montre la pertinence et la valeur pour la théologie. L’attention est attirée sur la manière tout à fait singulière de s’engager sur ce chemin de pensée, à l’aide d’un bref poème de René Char qui claque comme un éclair : « Nous nous battons sur le pont jeté entre l’être vulnérable et son ricochet aux sources du pouvoir formel ». Je le comprends ainsi : la parole qui nous vient des personnes en grande pauvreté a quelque chose de fulgurant. Personne ne peut dire précisément d’où elle vient ni par quel miracle elle s’est déployée, mais nous pouvons l’entendre dans son passage furtif comme celui d’un ricochet, et comprendre qu’il se passe ici quelque chose d’une force peu commune, qui est de l’ordre d’une traversée, étonnante, qui défie les lois auxquels nous sommes habitués, traversée d’une vie et des impossibles dont elle est hérissée. Et ce qui se dit là appelle une bataille, un combat pour un pont, bataille sur un pont, un pont qui fasse réponse à ce ricochet, et permette de rejoindre ceux l’ont lancé. Le poème ne dit pas entre qui et qui ce combat a lieu, mais il me semble qu’on peut reconnaître que l’humanité est ici aux prises avec à la fois ses démons et les promesses les plus vives qui l’habitent. C’est à partir de là qu’est mise en en place la catégorie de sensus fidei pauperum qui rappelle toute l’Eglise aux fondamentaux de la foi, et qui tient le rôle essentiel de garant de l’unité du polyèdre ecclésial (p. 347). Les thèses avancées ici, si on les accepte et si elles sont reçues par les théologiens, pourraient permettre un renouveau de bien des questions théologiques.

Quelques exemples en sont donnés dans la troisième partie (« S’aventurer à dire Dieu à partir de la sagesse des pauvres »), où sont partagés des fruits de ce travail de pensée à partir de la parole des personnes en grande précarité, en attirant l’attention sur deux questions, tout à fait centrales dans la foi chrétienne : comment parler de Jésus Christ ? Et qu’est-ce que l’Eglise, comment vit-elle, et comment peut-elle honorer sa vocation de signe pour le monde ? A partir de la perspective esquissée, elle est présentée comme le lieu où peut résonner la parole de tous, en commençant par ceux qui ont le plus de mal à parler. 

Peu à peu se dessine un foyer central, creuset et source de l’intelligence de la foi des personnes en grande précarité, la croix, caractérisée par deux traits : c’est là où un abandonné (qui est allé, ainsi, au bout de la misère humaine) a donné son pardon ; un pardon qui témoigne donc, d’une liberté encore pleinement vivante et active, dans la déréliction complète. Voilà le point à partir duquel, tout peut se dénouer. Voilà sans doute le foyer à partir duquel les membres de la Pierre d’Angle entendent une Bonne Nouvelle, et comme les premiers témoins au matin de la Pâque, la partagent, dès qu’ils en trouvent le moyen. La thèse montre la grande force de cette manière d’être croyant, ainsi que sa propension à interroger pratiquement tous les champs de la réflexion théologique. 

Il s’agit donc avant tout je crois d’un travail de théologie fondamentale (la discipline qui réfléchit sur ce qui rend possible l’accueil de la Révélation), mais qui se déploie de manière originale : non pas à partir des grandes interrogations partagées par l’humanité, ni non plus à partir d’une recherche sur ce qui permet de croire en toute probité intellectuelle, ni à partir des grandes expériences religieuses de l’humanité, mais à partir de ce qui reste, le plus souvent, un angle mort de nos préoccupations : à partir de ce que vivent les grands précaires et les humiliés, qui vient à la parole dans la rencontre entre ceux-ci et des croyants qui ont une place à eux dans le monde, comme c’est le cas dans les Fraternités de la Pierre d’Angle.     

L’enjeu de ce travail est considérable car nous sommes ici à un point de départ pour l’intelligence de la foi ; et il va sans dire que si ce point de départ est revisité et déplacé, la manière d’aborder toutes les autres questions théologiques va elle-aussi en être déplacée. D’où la légitimité de l’ouverture de plusieurs lieux de débat dans la thèse.

J’en signale simplement quelques-uns :  la thèse donne l’occasion de réfléchir sur l’importance du corps dans l’expérience croyante, ainsi que du « sentir » ; sur les langages de la foi, en particulier le recours à la métaphore avec sa double fonction critique et créatrice, et à l’analogie qui fonctionne avant tout comme promesse ; sur la question de l’autorité et de la synodalité dans l’Eglise (et là aussi, la parole des personnes très pauvres fait bouger les choses) ; sur l’eucharistie comme communion et présence ; sur une « christologie de l’humanité assumée » (Déodat de Basly) qui permet de revisiter les questions posées par les formules du concile de Chalcédoine ; et lié à cela, sur une manière d’aborder la théologie trinitaire, en partant de la personne de Jésus, du « quelqu’un » qu’il est ; sur le mal et le péché, avec aussi la question du péché structurel. Bref, cela fait faire un tour d’horizon de beaucoup de questions importantes en théologie ; bien sûr, l’auteur ne prétend pas dire quelque chose de définitif sur tous ces sujets, mais à chaque fois il montre comment ils peuvent être renouvelés quand on entend la voix des pauvres. 

Un travail théologique de ce type pose des questions de méthode. Sur ce sujet, une chose apparaît clairement en lisant ce travail, c’est qu’il n’entend pas se soumettre à une méthode élaborée au préalable. Au contraire, Frédéric-Marie Le Méhauté invite son lecteur à se laisser aller à l’aventure, c’est-à-dire à un « rapport plus exposé à la réalité » (p. 27), cela, dans le souci que le théologien se laisse lui-même véritablement travailler, déplacer par ce qu’il entend. Il est moins le maître d’une question qu’il explorerait comme de l’extérieur que quelqu’un qui est engagé dans une conversation qui peut l’amener lui-même à bouger. 

Cela dit, il y a un réel souci de méthode et la thèse est tout sauf un capharnaüm. En fait, la méthode s’est élaborée au fil du travail, avec comme premier élément, crédible pour une intelligence de la foi (à l’école de Joseph Wresinski et de JeanClaude Caillaux), présupposé qui ouvre à une lecture à la fois très respectueuse et très précise d’un corpus (les décryptages des groupes de travail de la Pierre d’Angle) parfois déconcertant pour un théologien. Et puis, il y a eu cette heureuse rencontre avec la réflexion sur les small stories qui permet à cette thèse de s’inscrire dans une recherche sur la manière de faire droit à la parole des acteurs dans leur surgissement premier. 

Bref, il y a bien une méthode, mais elle n’est pas posée a priori sur un objet qui devrait du coup, se conformer à celle-ci. Elle s’est inventée en chemin ; comme toute bonne méthode pourrait-on dire, ou comme toute méthode qui a pris le risque d’un véritable corps à corps avec son objet, ce qui est vraiment dans le cas dans ce travail. 

Parmi les choix méthodologiques posés, il y a celui d’aborder ce que disent les personnes en grande précarité comme relevant d’une même famille de pensée. Bien sûr, les spécificités des acteurs qui s’expriment ne sont jamais gommées, mais Frédéric-Marie Le Méhauté ne cherche pas non plus à identifier à l’intérieur de ce peuple du Quart Monde, des grandes attitudes que l’on pourrait distinguer, voire opposer. Traduction méthodologique : il n’y a presque jamais de typologie (cette opération qui consiste à identifier différentes grandes manières de se comporter et de réagir). C’est un choix qui correspond, je crois, à la visée de montrer en premier ce qui est commun à ceux qui vivent de grandes précarités. Il ne signifie pas que l’on soutiendrait que tout le monde, dès lors qu’il côtoie la misère, fait la même expérience de Dieu. Plusieurs passages de la thèse sont très clairs là-dessus (le singulier n’est jamais gommé). Il me semble que cette option de renoncer à la typologie correspond à un choix à la fois méthodologique mais aussi épistémologique. Ce choix tient que la meilleure manière d’aborder le réel n’est pas celle qui cherche d’abord à le découper, car une telle classification ne peut se faire qu’à partir des schémas que nous avons en tête, ce qui reviendrait à une manière de nous immuniser contre ce que nous pourrions entendre de la part de ces personnes qui ne correspond pas à ces schémas. Bref, ce choix me semble être en cohérence avec l’option fondamentale qui guide le travail, qui consiste à chercher avant tout à se laisser instruire par ceux qui sont écoutés.

Au total, voici un travail extrêmement prometteur, car il redessine les priorités pour l’Eglise et ouvre à de nouvelles manières de réfléchir en théologien. Merci !  

 

Etienne Grieu sj, Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris

Chronique parue des les Cahiers Internationaux de Théologique Pratique (CITP)

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